mercredi, février 18, 2009

Sources anonymes et secret des sources : respecter sa parole jusqu’à la prison…

Marc-François Bernier (Ph.D.)
Chaire de recherche en éthique du journalisme (CREJ)
Université d’Ottawa
mbernier@uottawa.ca

Quand un journaliste promet l’anonymat à une source d’information, il s’engage à respecter sa parole jusqu’à la prison s’il le faut. C’est ce qui menace le journaliste Daniel Leblanc, du quotidien Globe and Mail.

Leblanc est considéré comme le journaliste qui a mis au jour ce qui allait devenir le scandale des commandites. Pour ce faire, il a eu l’aide d’une source qu’il désigne sous le nom de code de Ma Chouette. Mais qui est est-elle ?

C’est ce que veulent savoir les avocats du groupe Polygone, poursuivi par le gouvernement fédéral pour une somme de 40 millions $. Ils veulent connaître l’identité de cette source anonyme afin de démontrer que le gouvernement fédéral savait depuis longtemps qu’il y avait des irrégularités liées au scandale des commandites. Leur but serait de faire avorter la poursuite sous prétexte qu’il y aurait prescription, comme l’explique le journaliste Yves Boisvert, de La Presse.

Il y a bien entendu des aspects juridiques à ce litige, mais aussi des dimensions qui relèvent de l’éthique et de la déontologie du journalisme.

En effet, la règle déontologique prescrit aux journalistes d’identifier leurs sources d’information afin de rendre cette information plus crédible et de faire la preuve que de telles sources existent bel et bien. De plus, cela permet au public d’évaluer les compétences et les motivations des sources. Par ailleurs, ceux qui sont visés ou mis en cause peuvent savoir qui les attaquent.

Il existe toutefois des circonstances où un journaliste est justifié d’accorder l’anonymat à une source, ce qui devrait être une mesure exceptionnelle car les sources anonymes peuvent aussi être des vecteurs de désinformation. On l’a vu amplement dans la façon dont elles ont été utilisées, grâce à une complaisance médiatique qui frôlait la complicité, pour convaincre le peuple américain qu’il fallait envahir l’Irak sous de faux prétextes.

Pour prendre la meilleure décision qui soit, plusieurs critères doivent être considérés afin d'en arriver à un jugement bien pesé :
- Cette information est-elle si importante pour le public et existe-t-il d’autres sources identifiables pour l’obtenir?
- Cette information sert-elle plutôt les intérêts de la source?
- Ai-je évalué et soupesé les bienfaits et les torts potentiels pour les autres ?
- La source est-elle vraiment menacée de représailles si son nom est associé à cette information?
- Serai-je en mesure de justifier publiquement pourquoi j’ai accordé l’anonymat à cette source?
- Le public sera-t-il en mesure de juger de la fiabilité et de la crédibilité de la source anonyme à partir de la description que j’en aurai faite?
- À moins d’avoir une source très fiable, puis-je vérifier les affirmations de la source anonyme et solliciter un point de vue différent avant la publication de l’information?
- Ai-je révélé l’identité de la source anonyme et ses qualifications à mon employeur et la source est-elle d’accord avec cette démarche?
- Suis-je prêt à aller en prison pour défendre ma décision d’accorder l’anonymat et ai-je demandé à la source si elle était prête à révéler son identité si une telle menace pesait sur moi?


Le journaliste qui accorde l’anonymat à la suite d’une réflexion éthique de ce genre en arrive à une décision solide qui l’aidera à faire face à ceux qui veulent lui faire dévoiler l'identité de sa source d’information. C’est lorsque des autorités exigent de connaître cette identité qu’une source anonyme devient une source confidentielle et que se pose la question du secret des sources.

La déontologie veut que le journaliste qui a promis l’anonymat respecte sa parole. Il s’agit d’une forme de contrat. Il ne peut être libéré de son engagement que par la source elle-même, ou encore si le journaliste se rend compte qu’il a été dupé par cette source, laquelle a ainsi trompé le public et a nié son droit à une information de qualité.

Dans le présent litige, l’importance politique et économique du scandale des commandites justifie certainement de protéger l’identité d’une source que l’on soupçonne être au sein du gouvernement du Canada. Il fait peu de doute que Ma Chouette risque des représailles si elle est connue des autorités. De plus, l’enquête du juge Gomery a montré que le scandale existait vraiment et que ses responsables étaient situés aux plus hauts échelons du gouvernement fédéral. La source n’a donc pas trompé le public.

Finalement, c’est pour une simple question de procédure que Polygone veut connaître son identité, et non afin de prouver son innocence.

On est loin ici des arguments juridiques solides qui plaident en faveur une immunité relative des journalistes en matière du secret des sources, et qui pourraient justifier que les tribunaux exigent cette identité.

En effet, dans certains pays (la Belgique notamment), les lois protègent le secret de sources, sauf si la divulgation de l'identité d'une source peut prévenir des infractions criminelles ou lorsqu’il s’agit réellement de la seule façon d’obtenir une information, étant entendu que cette information est capitale pour le déroulement d’un procès.

Selon le Sénat de France, la Cour européenne a établi des critères dans sa jurisprudence :
« - l'existence d'un impératif prépondérant d'intérêt public. La Cour de Strasbourg n'a pas fixé de liste d'infractions susceptibles d'être qualifiées d'impératif prépondérant d'intérêt public. Elle admet que soient qualifiés ainsi des infractions ne consistant pas en une atteinte à l'intégrité physique des personnes ou aux intérêts fondamentaux de la Nation ;
- la nécessité de l'atteinte, c'est-à-dire l'importance de l'information recherchée pour réprimer ou prévenir l'infraction ;
- la proportionnalité de l'atteinte. La Cour vérifie notamment si d'autres mesures n'auraient pas permis de parvenir aux mêmes résultats » .

Il n’est pas évident que ces critères s’appliquent à la cause de Polygone.

De toute façon, une telle loi n’existe pas encore au Canada et le journaliste Leblanc en sera peut-être la prochaine victime.