lundi, août 28, 2017

Une tripartition catégorielle de l’équité journalistique


Par Marc-François Bernier (Ph.D.)
Département de communication
Université d’Ottawa
mbernier@uottawa.ca
Conférence donnée à l’Université de Sherbrooke en mai 2006

Introduction

Plusieurs valeurs morales guident au quotidien les pratiques journalistiques, indépendamment du fait que les professionnels soient ou non pleinement conscients de leur portée. Parmi celles-ci, on retrouve la recherche rigoureuse de la vérité, le service de l’intérêt public, l’impartialité, l’intégrité, l’impartialité et l’équité[1]. Ces normes professionnelles font référence à des valeurs sociales importantes et les journalistes s’en réclament pour légitimer leur rôle social et revendiquer droits, libertés et privilèges.

Bien souvent, les questions de vérité et d’intérêt public sont au cœur des critiques adressées aux journalistes et aux entreprises de presse qui les emploient. Dans un contexte d’hypercommercialisation, de concentration et de convergence des médias, la norme de l’intégrité est elle aussi soulevée régulièrement chez les analystes comme chez certains journalistes qui observent des pratiques douteuses à ce chapitre. C’est ainsi une certaine conception de l’objectivité des journalistes qui est régulièrement mise en cause, même si cette notion est loin de faire consensus. Quant à l’équité, il s’agit d’une notion complexe qui fait référence à la réciprocité, à l’égalité, à l’équilibre, à la justice et à un certain sens moral dans les relations humaines comme dans l’adhérence à certaines procédures ou à la répartition d’avantages et d’obligations de différentes natures. En journalisme, l’équité est presque toujours revendiquée ou exigée, mais sa portée est rarement définie et il est très difficile de connaître avec précision quelles sont les pratiques concrètes ou les règles déontologiques qui s’y rattachent. La présente contribution, après avoir proposé une exploration élargie de cette notion, va proposer une tripartition catégorielle de l’équité journalistique, recenser les principales pratiques que chaque catégorie fédère et offrir des pistes de réflexion permettant de déroger aux règles déontologiques liées à l’équité dans des situations exceptionnelles. Selon cette tripartition, les trois volets sont l’équité procédurale, l’équité dans le traitement de l’information et le devoir de suite.

L’iniquité dans la nature et dans la culture


Dans un bref article qui a fait beaucoup parler, les primatologues Brosnan et de Wall ont démontré que des singes capucins bruns réagissaient à l’iniquité. Affirmant comme bien d’autres scientifiques que la coopération a eu un rôle décisif dans l’évolution des espèces, ils considèrent que l’aversion aux traitements iniques n’est pas le propre d’homo sapiens. En effet, des primates reconnus pour leur sens de la coopération, contrairement à ceux qui ont une organisation sociale hiérarchique et tyrannique, auraient des expectatives quant aux résultats de leur participation et la distribution des ressources. Brosnan et Wall en ont fait la démonstration dans le cadre d’expériences en laboratoire où les capucins devaient réagir à des interactions avec les humains. Ils ont observé que les singes refusaient de participer à une tâche s’ils constataient qu’un congénère obtenait une récompense plus appétissante (recevoir des raisins au lieu de concombres) pour un même effort et ce refus était encore plus important si le congénère recevait une récompense sans même avoir fourni d’effort. Ces auteurs suggèrent que les singes de leur expérimentation avaient des expectatives de rétribution en fonction de l’effort de la tâche, ce qui expliquerait leur refus de prendre certaines récompenses jugées insatisfaisantes alors qu’ils les acceptent dans d’autres circonstances. Selon eux, cela soutient l’hypothèse d’une origine précoce de l’aversion pour l’iniquité dans l’évolution des espèces. Ils croient aussi que les singes, comme les humains, sont guidés par des émotions sociales (social emotions) telles la passion qui a son importance dans les réactions humaines face à des gains et des pertes (Brosnan et De Wall 2003, 299). Même si l’échantillon ne permet pas de soutenir des conclusions en ce qui concerne le comportement selon le sexe, les chercheurs ont observé que les femelles accordaient plus d’importance à la valeur de l’échange .

Cette recherche étonnante va dans le même sens que diverses observations scientifiques qui indiquent que les primates possèdent souvent des comportements similaires à ceux des humains, bien que nettement moins développés ou raffinés. Il est serait ainsi, par exemple, de l’altruisme qui tient compte du sort réservé aux autres congénères. De tels comportements altruistes, qui caractérisent toute éthique, ont été observés entre autres chez les babouins en fuite qui emportent leurs blessés. Ruffié note avec intérêt :
«… qu’en dehors du comportement amoureux, modifié par la morale, la plupart des comportements humains innés se retrouvent, ébauchés au moins, chez le chimpanzé: ils représentent, chez nous, de véritables ‘‘comportements fossiles’’ difficiles à mettre en évidence car perdus dans la masse de comportements acquis» (Ruffié 1983, 44).

Les comportements altruistes nécessaires à la survie des sociétés humaines comme les soins, l’apport de nourriture, la protection apportée aux jeunes, sont déjà en ébauche chez beaucoup d’oiseaux et certains mammifères, et ils « peuvent atteindre une grande intensité chez les primates infra-humains » (Ruffié 1983, 90). Au fil de l’évolution, ces comportements altruistes rejoignent des individus de plus en plus éloignés de la famille immédiate; innés à l’origine, ils sont progressivement acquis, émergeant du champ biologique pour s’étendre à la sphère culturelle des sociétés. Cela n’est pas sans rappeler le cas célèbre de Victor de l’Aveyron, cet enfant sauvage observé par le Dr Itard, qui se révolte lorsque ce dernier lui inflige une injustice flagrante  pour vérifier s’il possède le sens inné de la justice, comme le relate le film de François Truffault, réalisé en 1969, inspiré des notes de Jean Itard, publiées en 1806.

Il ne saurait être question, ici, d’imiter les excès de la sociobiologie et de vouloir réduire l’équité à un substrat biologique. Néanmoins, il semble nécessaire de tenir compte de cette dimension qui explique, partiellement du moins, que les réactions humaines semblent être relativement constantes face à des événements jugés iniques.

Le sentiment de justice, au sens moral ou psychologique du mot et non au sens légal, ne peut exister sans l’aversion envers l’inique, aversion qui se manifeste en amont de la conceptualisation de l’équité. En fait, il est permis de croire que l’équité est une notion qui répond à l’inconfort psychologique ou à l’émotion que génèrent les actes et décisions iniques. À cet effet, Finkel et al. (2001) ont observé qu’il était plus facile, concret et fertile de se pencher sur ce qui caractérise les situations iniques que sur le concept d’équité. Ils ajoutent que les recherches empiriques indiquent que la réaction verbale ou la répulsion face à l’iniquité surgit plus tôt que la notion  d’équité dans le développement ontogénique de l’enfant  (p. 6), comme si l’humain conceptualisait sur le tard des sentiments ou des réactions naturelles qu’il ressent très tôt dans son existence face à un manque de réciprocité ou de similarité dont il est victime dans ses relations avec les autres. Pour Finkel et al., il semble donc plus intéressant d’enquêter sur les réactions des individus face aux situations jugées inéquitables afin de chercher s’il existe un sens commun partagé par différentes cultures comme on le verra plus loin. Ailleurs, Finkel ajoute que les émotions suscitées par l’iniquité sont plus enflammées, et accompagnées d’un outrage moral, que celles relatives à l’équité, et que les cas iniques sont plus concrets et précis que les situations équitables (2001, 6), ce qui en facilite l’observation.

Dans le cadre de travaux comparatifs, Finkel et al. ont catégorisé une série de situations types qui représentent la très grande majorité des cas (95 %) où les sujets de leurs recherches dénoncent un manque d’équité. Il convient de résumer les cinq grandes catégories de situations en y associant, le cas échéant, des situations propres au journalisme. Les iniquités sont souvent ressenties dans les situations suivantes :

1)    La relation entre les récompenses obtenues (gains) et les efforts déployés (travail). Par exemple une récompense obtenue sans avoir travaillé ou consacré des efforts raisonables semble non méritée, ou encore lorsqu’un effort important mériterait une récompense qui ne vient pas.

2) La relation entre un comportement nuisible et une récompense ou l’absence de sanction, où on juge le fait qu’un comportement méchant, malfaisant, nuisible ou criminel mériterait une sanction alors qu’il est plutôt récompensé ou n’est pas sanctionné comme il aurait dû l’être.

3) La relation entre l’ampleur de la sanction et le comportement où on évalue qu’une personne peut avoir posé des gestes qui ne méritent pas une telle punition ou encore quand une personne qui mérite en sanction légère a droit à une punition excessive. On retrouve ici les cas d’innocents qui se retrouvent pénalisés (dans le contexte journalistique on peut penser à ceux que les médias exposent sans raison à une couverture sensationnelle ou biaisée) ou encore les cas de personnes qui sont punies de façon excessives ou disproportionnées en rapport avec leurs actes ou leurs intentions (les médias qui accablent une personnalité publique accusée ou reconnue coupable d’un délit mineur).

4) Le sentiment d’iniquité suscité par la comparaison quand on trouve une différence injustifiée dans le traitement accordé d’une personne à l’autre ou d’un groupe de personnes à un autre. Cela est le cas quand des gens sont traités différemment alors qu’ils devraient avoir droit à un même traitement, ou sont traités de la même façon alors qu’il serait légitime de les traiter différemment. On y retrouve par exemple des cas où une personne est récompensée ou avantagée en raison de ses liens avec des décideurs alors que la justice voudrait que le traitement soit le même pour tous (lorsque des journalistes accordent une couverture avantageuse ou complaisante à leur patron et une couverture critique ou minime à la concurrence). Par ailleurs, on peut aussi y trouver des cas où des gens méritent un traitement différent mais n’y ont pas droit (lorsque des journalistes se montrent aussi agressifs ou tenaces face à des individus peu familiers avec les médias qu’ils le sont avec des sources professionnelles comme les politiciens ou les relationnistes).

5) Quand ce n’est plus le résultat qui choque, mais le processus même. Indépendamment du caractère équitable ou non du résultat, ce tupe d’iniquité porte sur comment les choses ont été faites ou décidées, ou encore si la personne visée ou mise en cause a vraiment eu l’occasion de se défendre. Le sentiment d’iniquité est aussi alimenté par l’imposition de règles arbitraires ou si des objections raisonnables ont été ignorées (lorsque des journalistes utilisent des procédés clandestins pour obtenir de l’information, lorsqu’ils piègent leurs sources d’information, lorsqu’ils changent les règles du jeu ou omettent des faits importants dans leurs reportages, etc.)

On le constate, l’équité implique une dimension de réciprocité ou de symétrie chez des acteurs qui s’attendent notamment à ce que les autres leur accordent un traitement égal, dans des circonstances similaires, à celui qu’eux-mêmes leur réservent (Finkel et al. 2001, 11). Elle se distingue de l’honneur ou de la réputation dont la violation est source d’humiliation (p. 11-12), bien que le manque d’équité puisse être une source d’humiliation et de détérioration de l’estime de soi que Rawls considère au nombre des biens premiers (1994, 440 et 1996, 180).

Finkel et al. (p. 5-6) rapportent que d’autres chercheurs ont relié l’équité aux notions de résultats obtenus (fair results), de procédures (fair trial), de statut (égaux devant la loi) et de distribution des biens et récompenses (en raison de l’équité, de l’égalité ou pour ceux qui ont des besoins spéciaux comme les personnes handicapées par exemple). Ce qui leur fait dire que l’équité a de nombreuses acceptions et que l’iniquité peut miner la légitimité institutionnelle des tribunaux ou des gouvernements (p. 21). De même, la légitimité des médias repose notamment sur la perception du public eu égard au respect des normes éthiques, dont l’équité, et il en irait de même quant au soutien public de la liberté de presse (Bernier 2001, Immerwahr et Doble 1982).

La soif de réciprocité qui caractérise notamment l’équité va même jusqu’à inciter des individus à renoncer à des avantages indus ou, s’ils les acceptent, à s’en sentir quelque peu coupables ou redevables au point de vouloir rééquilibrer les choses lors de transactions ou interactions subséquentes. Par exemple, les sujets d’une expérience de Austin et Walster qui avaient été traités équitablement se sont bien entendu montrés plus satisfaits que ceux qui avaient été désavantagés, mais également plus satisfaits que d’autres sujets qui avaient été indûment avantagés (1975, 487), comme si ces derniers étaient moralement inconfortables à l’idée d’avoir injustement bénéficié d’une transaction.

De leur côté, Brosnan et De Wall considèrent que le « sens de l’équité » est probablement un invariant culturel (p. 297) malgré des variations dans son expression. Pour leur part, Finkel et al. ont observé que des étudiants des Etats-Unis et d’Espagne réagissaient de façon assez similaire pour dénoncer l’iniquité de certaines situations typiques.

Il nous paraît impossible d’aborder la notion d’équité sans revenir à Rawls. Pour ce dernier, l’équité n’est pas la justice, et la justice passe avant l’équité (qui a un contenu de réciprocité) mais les deux concepts sont à la base du contractualisme qu’il développe. Il estime que la justice en équité est une entreprise coopérative pour des avantages mutuels (1994, 84). Rawls refuse le fatalisme face aux inégalités et plaide pour une prise en charge devant réinjecter plus d’équité sociale. Comme il le dit si bien, les injustices sont des inégalités qui ne profitent pas à tous (p. 62) et la situation de chacun à la naissance n'est pas juste ou injuste en soi, c'est plutôt comment les institutions sociales s'accommodent de ces « faits de nature » qui peut être injuste (p. 102). Pour lui, le système social n'est pas un ordre immuable qui échappe au contrôle humain. Il résulte des actions humaines et cela nous ramène de nouveau aux décisions et actions des individus dans les situations de la vie quotidienne comme de la vie professionnelle.

L’équité journalistique

Il serait faux de dire que l’équité a de tout temps été une préoccupation majeure pour les journalistes, encore moins une norme professionnelle. Schudson rappelle qu’aux débuts de la presse, le journaliste était le plus souvent un entrepreneur qui imprimait simplement ce qu’on lui demandait sans en prendre la responsabilité. Du reste, il ne se mettait pas en quête d’information mais attendait qu’on vienne lui en livrer dans son imprimerie (2001, 153). Le long règne de la presse partisane a également contribué à retarder l’émergence de l’équité comme norme journalistique. Ce n’est qu’à compter de 1920, aux États-Unis d’abord et beaucoup plus tard en Europe, que l’objectivité journalistique est devenue une norme prédominante qui accordait de l’importance à certaines procédures devant assurer l’impartialité et l’équité de l’information, encore que cette dernière soit le plus souvent réduite à la question de l’équilibre des points de vue.

Cependant, la notion d’équité n’est pas absente de certains textes de loi. En Angleterre, dès 1888, le journaliste qui voulait profiter de la protection de la loi devait, bien entendu, éliminer tout blasphème, toute sédition et toute matière obscène de ses textes, mais il devait aussi se retenir de toute attaque inéquitable à l’endroit d’un homme public (Rivard 1923, 102-103). Cette même loi britannique insistait sur la protection de tout compte rendu équitable et exact des délibérations des assemblées publiques, ce qui est toujours le cas du reste dans le contexte canadien. Si cette loi marque peut-être la première fois où l’on voyait de façon aussi explicite la notion d’équité associée au journalisme, cette valeur a progressivement eu droit de cité dans les textes normatifs, aux côtés de principes tels que l’objectivité, la vérité, l’honnêteté ou l’impartialité.

Chez les journalistes, l’équité est souvent ramenée à sa plus simple expression quantitative, soit l’équilibre spatio-temporel accordé à la présence de points de vues opposés dans les articles et les reportages. Cette conception minimale serait même inhérente à la responsabilité sociale de la presse car le public exige que les médias accordent une couverture égale aux différents candidats et présentent tous les aspects des enjeux controversés, si bien qu’une majorité supporterait une loi en ce sens (Immerwahr et Doble 1982, 177). Sans exiger un mécanisme rigide devant assurer cet équilibre mathématique, et sans favoriser majoritairement que des lois permettent de sanctionner sévèrement les médias qui ne seraient pas à la hauteur de cette norme (censure et arrestations), la même enquête indique que le public américain s’est déjà montré favorable à des lois pouvant obliger les médias à donner plus d’informations sur divers sujets. Immerwhar et Doble ont observé que 98 % de leurs répondants étaient d’avis que la liberté d’expression incluait le droit des citoyens de pouvoir prendre connaissance de tous les aspects d’une question même si un tel droit n’existe nullement sur le plan constitutionnel (p. 186). On voit que les attentes du public sont très élevées à ce chapitre, ce qui est conforme aux travaux de Finkel et al..

Il y a eu une évolution dans les textes normatifs en journalisme : on s’est d’abord préoccupé principalement de vérité et d’objectivité, d’intégrité, d’impartialité et de vie privée, puis d’équité. Il se peut fort bien que l’équité, qui accorde une grande importance au respect de l’égalité de tous en dignité et en droit dans un esprit de réciprocité, soit devenue une norme dominante en raison de la prise en compte progressive des droits individuels. Alors que la liberté de presse et le droit à l’information sont davantage considérés comme des droits collectifs – ou encore comme des droits individuels exploités par de grandes organisations médiatiques, ce qui leur enlève justement une partie de leur caractère individuel aux yeux de plusieurs – le respect de la réputation, de la dignité ou de la vie privée sont des valeurs qui ont pris une importance considérable dans notre société, surtout depuis l’introduction de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (1973) et de la Charte canadienne des droits et libertés (1982).

Face aux excès et aux dérapages  - réels ou perçus comme réels - des grandes entreprises de presse et de leurs représentants publics que sont les journalistes, les individus refusent d’être sacrifiés au nom du droit collectif à l’information. Du reste, le public québécois n’est pas dupe des réels intérêts que défendent les journalistes comme le révèle un sondage Léger Marketing réalisé en novembre 2002 pour le compte de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. On y apprend que 38 % des répondants estimaient que les journalistes sont avant tout au service de leur employeur, 29 % qu’ils servent avant tout leurs propres intérêts et seulement 27 % étaient d’avis qu’ils servaient avant tout le public. Du reste, le même sondage révélait que 66 % des répondants croyaient que les annonceurs influencent le travail accompli par la presse québécoise et seulement 54 % estiment que les médias disent la vérité. La table est donc mise pour alimenter une forte suspicion envers les médias et il ne serait pas étonnant que dans un avenir rapproché les doléances envers les journalistes se multiplient, mettant en cause aussi bien leur intégrité que leur d’équité.

Depuis de nombreuses années, on peut soutenir que l’équité est une norme centrale du journalisme et on verra plus loin qu’elle englobe de nombreuses pratiques professionnelles afin d’assurer à la fois le droit du public à une information de qualité sans pour autant sacrifier frivolement des droits fondamentaux. Pendant plusieurs années, aux Etats-Unis, cette norme était même l’objet d’une importante réglementation s’appliquant aux médias électroniques.

La Fairness doctrine, qui a vu le jour en 1949, a tout d’abord eu un très large champ d’application puisqu’elle pouvait obliger les diffuseurs à accorder un droit de réplique aux groupes qui s’opposaient à certains messages publicitaires. C’est ainsi que des opposants au tabagisme ont pu s’exprimer en réaction aux publicités de cigarettes et que des environnementalistes de la première heure ont été en mesure de mettre en évidence la pollution causée par les véhicules automobiles annoncés sur les ondes de stations commerciales (Harvey 1998, 545-546). Mais en 1974, la Federal Communication Commission (FCC) a restreint considérablement la portée de ce règlement favorisant l’équité dans le débat public de façon à ce qu’il se limite seulement à des enjeux controversés dits d’importance publique. Puis en 1987, la Fairness doctrine a tout simplement été sabordée par la FCC, sous le règne de Ronald Reagan qui y voyait une limite à la liberté d’expression des diffuseurs et même un facteur pouvant inciter les responsables des médias à éviter les débats complexes pouvant de les obliger à équilibrer les points de vue exposés au public (Harvey 1998, 547). La Fairness doctrine visait essentiellement à équilibrer les droits des diffuseurs, utilisant les ondes publiques confiées par le gouvernement, et ceux des auditeurs et téléspectateurs qui gagnent à être exposés à une variété de points de vue. Selon Harvey, qui cite un arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis dans le cas de Red Lion (1969), cette réglementation reconnaissait que la liberté d’expression des diffuseurs ne pouvait limiter celle des autres et il était nécessaire de tenir compte du public, tandis que l’ère Reagan a plutôt mobilisé une philosophie individualiste et libertarienne dans l’intérêt des larges corporations (p. 546). La fin de la réglementation n’a toutefois pas affaibli l’importance de l’équité en journalisme, laquelle demeure une norme complexe qui peut rapidement être transgressée dans le feu de l’action.

La tripartition de l’équité journalistique


La valorisation de l’équité serait donc non seulement universelle, mais elle serait aussi étroitement reliée à la communication publique. Bien que nous nous limiterons ici à sa portée concrète en journalisme, il y a lieu de simplement mentionner toute l’importance qu’elle peut avoir en publicité, en communication politique ou en relations publiques, autant de champs où il devient possible pour le professionnel de la communication de jouir d’un avantage illégitime en raison de ses compétences techniques et des ressources mises à sa disposition. On peut par exemple penser à la force suggestive de la publicité de produits pharmaceutiques visant des personnes malades et vulnérables, aux stratégies de persuasion de grandes corporations privées ou d’agences gouvernementales dans le but d’intimider ou de faire taire certaines voix dissidentes ou encore aux messages persuasifs de politiciens qui veulent alimenter le sentiment d’insécurité de certains groupes sociaux pour ensuite les convaincre d’adhérer à certaines réformes en matière de lutte à la criminalité, de sécurité publique et de dépenses militaires.

L’équité est au nombre des valeurs centrales du journalisme, du noyau dur de l’éthique et de la déontologie de l’information, avec le service de l’intérêt public, la vérité, la rigueur, l’exactitude, l’impartialité et l’intégrité. White précise que la formation morale des professionnels des médias a insisté sur la prise de conscience d’enjeux tels la vérité, l’exactitude et l’équité à l’égard des sources, bien qu’il déplore que cela ait pu encourager un certain conformisme favorisant l’institutionnalisation de routines journalistiques (1995, 443). On pourrait cependant répliquer en faisant valoir que l’adhérence stricte à la norme de l’équité peut justement mettre en cause, et de façon radicale, certaines pratiques journalistiques comme on le verra plus loin.

Ces dernières années, cette norme est devenue une préoccupation majeure compte tenu des conséquences dévastatrices liées à certaines pratiques journalistiques. À cet effet, la prestigieuse Nieman Foundation annonçait, en 2001, la création d’un nouveau prix en journalisme, le prix de l’équité (Taylor Family Award for Fairness in Newspapers) qui a été remis pour la première fois au printemps 2002 (Giles 2002, 3).

Si l’équité est une obligation consacrée dans plusieurs textes normatifs et par un grand nombre d’auteurs, certains tentent de réfuter l’importance que les journalistes lui accordent en prétextant qu’il s’agit d’une valeur trop vague et floue pour être opérationnelle. C’est la position défendue notamment par Kovach et Rosenstiel dans un récent ouvrage qui cherche à présenter les devoirs fondamentaux du journalisme, lequel fait néanmoins référence à plusieurs reprises à l’importance de l’équité journalistique. Estimant que la notion d’équité est trop abstraite et plus subjective que celle de la vérité, elle-même rejetée au nom d’un certain constructivisme social, les auteurs se demandent envers qui le journaliste devrait-il être équitable et comment évaluer ou mesurer cette norme. De même, la notion d’équilibre serait trop subjective. De leur point de vue, équilibrer un reportage ou un compte rendu afin de se montrer équitable pour les parties impliquées peut ne pas servir la vérité si les parties n’ont pas, dans les faits, un poids égal (Kovach et Rosenstiel 2001, 46) ou si les arguments des uns sont faux alors que ceux des autres sont confirmés par des faits observables. À leur façon, ils reprennent la question de savoir si un journaliste équitable devrait accorder autant d’espace et d’importance aux propos de ceux qui nient l’Holocauste qu’aux propos des rescapés des camps d’extermination.

Il nous semble que dans leur empressement à vouloir ramener l’équité à une simple question d’équilibre, ou encore à une norme qui risquerait de rendre le journaliste esclave des caprices d’un public dont ils semblent douter de la compétence en cette matière, Kovach et Rosenstiel ont négligé de voir dans l’équité journalistique un principe qui fédère bon nombre de pratiques concrètes. Peut-être est-ce justement le caractère a priori subjectif et complexe de l’équité qui les a incités à s’en détourner alors que l’obstacle n’est pas totalement insurmontable. Pour ce faire, il y a lieu de procéder à une catégorisation de l’équité journalistique pour en distinguer les différentes dimensions. Nous comptons donc proposer une catégorisation en trois volets de l’équité journalistique en soulignant les pratiques journalistiques qui s’y retrouvent de façon dominante mais non exclusive, car il arrive que certaines pratiques puissent également toucher d’autres normes (intégrité, vérité, vie privée, etc.). Cette tripartition, développée ces dernières années, principalement dans le cadre d’analyses de cas dans un contexte d’expertise juridique devant les tribunaux civils du Québec, rejoint à plusieurs égards les catégories de sens commun que Finkel a recensées dans ses études empiriques.

L’équité journalistique met en jeu trois dimensions importantes qui se produisent également en trois temps. Il y a en premier lieu une équité procédurale qui concerne les méthodes de cueillette d’information, lesquelles doivent être transparentes et justes, sauf dans des cas extrêmes que le journaliste a toujours le devoir de justifier, comme on le verra. Vient ensuite l’équité dans le traitement des informations diffusées, laquelle s’impose dans la sélection des informations pertinentes afin de ne pas causer un préjudice injustifié aux gens mis en cause, d’une part, et permettre au public de se faire une opinion adéquate des faits, des événements et des gens dont il a été question d’autre part. Troisièmement, l’équité journalistique se manifeste par le devoir de suite, c’est-à-dire par le suivi accordé aux sujets et événements ayant fait l’objet d’une couverture médiatique significative, surtout lorsque cette couverture a pu susciter des doutes quant à l’intégrité, l’honnêteté ou la réputation d’individus, de groupes ou d’associations diverses. Il est donc permis de dire que l’équité se vit en trois temps : cueillette de l’information dans un premier temps, traitement de l’information en vue de sa diffusion dans un deuxième temps, et suivi de l’information pour informer le public des développements survenus dans un troisième temps.

En journalisme comme ailleurs, l’équité est souvent une question d’équilibre, de proportionnalité, de réciprocité, de respect de la dignité humaine ou de justice naturelle. Dans le préambule des Normes et pratiques journalistiques de la Société Radio-Canada, on a déjà affirmé que les «médias électroniques en particulier ont l’obligation de présenter une information équitable, exacte, complète et équilibrée» (SRC 2001, 20). Plus loin, on définissait l’équité comme une information qui «rapporte les faits pertinents, reflète impartialement les points de vue significatifs et traite avec justice et dignité les personnes, les institutions, les problèmes et les événements» (p. 48-49). Dans un de ses rapports annuels, l’ombudsman de la SRC affirme que l’objectif du principe d’équité est d’assurer que « tout ce qui fait l’objet d’une information, qui est, en quelque sorte, en amont de la diffusion, sources d’information, individus, institutions, événements, doit traité avec dignité et justice » (SRC 1996, 4). Ce qui est compatible avec deux des trois volets de l’équité déjà mentionnés, puisque le suivi de l’information se fait en aval d’une première diffusion. Dans une de ses décisions, il avance une définition plus large encore, bien qu’assez impressionniste, selon laquelle l’équité :

« … évoque plutôt des valeurs de justice, de moralité, d’impartialité et ne peut ultimement reposer que sur la conscience et l’intégrité professionnelle des journalistes. L’équité dépend de très nombreux facteurs non quantifiables, non pondérables sinon par un sixième sens que développe le journaliste… Le temps d’antenne alloué, l’orientation du message, l’auditoire atteint, l’environnement visuel ou sonore, un sourire, un silence, un sous-entendu, un angle de caméra, le captage d’une image comme des chaises vides par exemple, etc., etc., et tant d’autres facteurs constituent autant d’éléments qu’il faut bien mesurer» pour se conformer aux NPJ » (SRC 1996, 55).

Par ailleurs, l’énoncé des «valeurs fondamentales du journalisme» du Guide de déontologie de la FPJQ estime que les journalistes basent leur travail sur des valeurs, telle « l’équité qui les amène à considérer tous les citoyens comme égaux devant la presse comme ils le sont devant la loi » (FPJQ 1996, 7). Le Conseil de presse du Québec reconnaît pour sa part que l’information diffusée par les médias fait l’objet de choix, mais :

« Ces choix doivent être faits dans un esprit d'équité et de justice. Ils ne se mesurent pas seulement de façon quantitative, sur la base d'une seule édition ou d'une seule émission, pas plus qu'au nombre de lignes ou au temps d'antenne. Ils doivent être évalués de façon qualitative, en fonction de l'importance de l'information et de son degré d'intérêt public » (CPQ 2003).



Au niveau procédural, l’équité assure le respect des droits des individus auxquels on reconnaît autonomie et dignité ; au niveau du traitement de l’information, elle œuvre à favoriser une sélection et une présentation appropriée des informations obtenues afin de se conformer au devoir de vérité ; au niveau du suivi accordé aux informations diffusées, elle rend justice aux individus et aux groupes qui ont été dans la mire des médias, sur lesquels ont pesé certains soupçons, et qui ont connu un dénouement soit favorable, soit défavorable.  Ainsi vue, l’équité serait en quelque sorte l’antidote normatif au sensationnalisme médiatique qui se manifeste bien souvent pas des méthodes de cueillette et de traitement de l’information qui trompent les individus, les privent parfois de leur autonomie, de leur liberté, de leur droit au silence et à la réputation, ou encore de leur capacité à se défendre en réfutant des accusations qui proviendraient de sources d’information identifiées plutôt qu’anonymes. Plusieurs thèmes sont régulièrement associés à ces trois volets de l’équité.


 Les pratiques visées

Quelles pratiques journalistiques retrouve-t-on généralement derrière chaque catégorie de la tripartition ? Voilà une question pratique essentielle en éthique appliquée car y répondre permet  d’élaborer une grille d’analyse première qui facilite l’évaluation normative propre au jugement moral. On verra plus loin qu’il est nécessaire de reconnaître l’existence de critères ou de « bonnes raisons » permettant de déroger aux prescriptions déontologiques de l’équité journalistique.

Équité procédurale

En ce qui concerne l’équité procédurale, elle va regrouper les cas où le journaliste échappe au principe de transparence – essentiel pour s’assurer de la réciprocité des comportements – en recourant à des méthodes de cueillette d’information favorisant la duperie ou la ruse à l’endroit d’individus, de groupes, d’institutions, etc.

Au nombre des pratiques journalistiques concrètes de cette première catégorie de la tripartition, on retrouve notamment l’entrevue d’embuscade qui consiste à aborder quelqu’un, à l’improviste, pour lui mettre un microphone ou une caméra devant le visage afin de profiter de l’effet de surprise et ainsi obtenir des images fortes qui permettent de montrer sous un mauvais jour le prétendu « déviant ». Des commentateurs et des critiques des médias ont observé que cette technique est utilisée souvent pour donner un caractère dramatique et sensationnel à l’information, question d’avoir de meilleures cotes d’écoute et de pouvoir devancer la concurrence (Broadcasting & Cable 1996, 4-9; Goldberg 2000, 53; Alter 1986, 35-36). L’objectif premier n’est pas de mieux informer le public, mais de séduire l’auditoire. Or, se comporter équitablement exige du journaliste qu’il dise clairement dès le début qui il est, quel média représente-t-il et les raisons pour lesquelles il souhaite obtenir une entrevue. Selon Frost, les bons journalistes feront tout ce qu’ils peuvent afin de mettre leurs sources à l’aise et leur permettre de faire valoir un point de vue de la façon qu’elles le souhaitent. Il considère qu’il s’agit d’une question de moralité professionnelle que d’assurer que les sources d’information ont la chance de se faire valoir sous un éclairage adéquat (2000, 68). Sur le plan instrumental, il ajoute que l’équité est dans le meilleur intérêt des journalistes car les gens qui ont été piégés par un journaliste seront par la suite réticents à parler à un autre (p. 64), ce qui nuit à la circulation de l’information dans une société.

Parmi les autres pratiques concrètes on retrouve la tactique qui consiste à piéger les gens afin d’obtenir de leur part des témoignages percutants qui mettront au jour des cas de corruption. Il s’agit d’un autre procédé qui tire profit du fait de tromper des individus et se trouve du même coup en rupture avec la norme de l’équité procédurale. Si on possède les importantes ressources que cela exige, on peut par exemple créer de toute pièce un commerce ou une activité économique afin de faire la preuve que certains individus assumant des fonctions publiques (policiers, députés, etc.) sont corrompus, comme cela a déjà été fait aux États-Unis et en Angleterre. On comprend que cette tactique soit rarement utilisée.

Toujours sur le plan procédural, on retrouve aussi le recours à de fausses identités ou encore à l’infiltration et l’espionnage, le vol de documents, l’écoute aux portes, l’utilisation de micros et de caméras cachés, les filatures, le mensonge, etc. Voilà autant de procédés qui avantagent sans conteste le journaliste dans sa relation avec des individus auxquels on nie en quelque sorte la capacité de collaborer ou non, de façon volontaire et éclairée, avec des journalistes. Ici, les individus sont des moyens et non une finalité, contrairement à la prescription de l’impératif catégorique de Kant.

Un autre genre d’iniquité procédurale est la présence de sources d’information anonymes qui, bien souvent, profitent de cette tactique pour dénoncer des personnes qui ne savent pas à qui elles ont affaire. Le précédé semble injuste parce qu’un « accusateur » a l’opportunité de se réfugier dans l’anonymat pour s’en prendre à un ou des individus qui, eux, sont clairement identifiés. Il peut même arriver que l’entente intervenue implique que le journaliste publiera un article sans chercher à obtenir au préalable le point de vue de ceux qui seront mis en cause[2]. Ces sources sont anonymes du point de vue du public et de ceux qui sont concernés par leurs déclarations, alors que le journaliste connaît l’identité de sa source mais s’est engagé à la taire en échange d’une information. Les propos anonymes retenus et diffusés par le journaliste peuvent aussi se retrouver dans la catégorie concernant le traitement de l’information car le journaliste décide d’exclure une information précise (l’identité de la source). Ainsi, il est bien difficile de déterminer de façon certaine quelle catégorie sied le mieux à la question des sources anonymes. Il est permis de croire que, parfois, la gravité des propos anonymes pourrait l’emporter et reléguer cette pratique dans la catégorie du traitement de l’information plutôt que de l’équité procédurale, même si la gravité des accusations accentue le caractère inique de la protection accordée à l’accusateur anonyme. Il serait pertinent de mener une enquête empirique afin de déterminer comment réagissent les gens mis en cause par des accusateurs anonymes, question de savoir si c’est l’anonymat de la source ou les propos qu’elle tient qui leur semble le plus inique.

Le plus souvent, la transgression de l’équité procédurale se fait pour le bénéfice immédiat du journaliste[3]. Le perdant est à coup sûr la victime du procédé qui peut y voir une injustice profonde, surtout dans les cas où le journaliste a recouru à ce stratagème sans tout d’abord se livrer à une sérieuse délibération quant aux risque de nuire aux droits fondamentaux de certaines personnes (réputation, vie privée, liberté de ne pas s’incriminer, etc.) alors que d’autres individus, dans le même reportage, auront plutôt droit à un traitement exemplaire sinon complaisant (scénario typique de « l’innocente » victime qui dénonce dans le confort de son salon ou sous le couvert de l’anonymat un prétendu « abuseur » qui sera littéralement interrogé et déstabilisé dans le cadre d’une entrevue d’embuscade). On retrouve ici certaines des aversions catégorisées par Finkel, notamment celles portant sur le sentiment d’iniquité lié à la comparaison du traitement accordé à divers individus, la relation entre un comportement et une absence de sanction (une transgression à la déontologie journalistique dont le premier gagnant est le journaliste lui-même du point de vue de sa « victime ») ainsi que le caractère choquant de la procédure utilisée.

Traitement de l’information

De son côté, l’équité du traitement de l’information s’impose dans la sélection des informations pertinentes à la compréhension de l’événement relaté afin de ne pas causer un préjudice injustifié aux individus ou aux groupes mis en cause, d’une part, et permettre au public de se faire une opinion adéquate des faits, des événements et des gens dont il a été question d’autre part.

On y retrouve des thèmes récurrents tels le recours aux simulations, aux manipulations et mises en scène en tous genres tout comme la manipulation des images numérisées et de documents audio-visuels. De telles méthodes de traitement de l’information risquent de modifier de façon significative la factualité du compte rendu ou du reportage, au point de désavantager une des parties mises en cause. Ici, c’est le résultat qui est pris en compte car il peut indigner ceux qui s’en trouvent désavantagés. Le cas typique est la publication par un magazine américain d’une photographie retouchée et assombrie de O. J. Simpson qui le faisait paraître plus méchant ou dangereux,  lui qui était alors accusé du meurtre de son ex-femme.

De même, les omissions volontaires d’éléments importants dans un compte rendu ou un reportage induisent une certaine interprétation de l’information qui peut devenir une source de mésinformation du public. Dans les pires cas, on parlera même de désinformation, c’est-à-dire une réelle intention d’induire le public en erreur à des fins variées. Mais le plus souvent, l’iniquité dans le processus de sélection de l’information à être diffusée (ce qui implique l’existence d’éléments ignorés ou passés sous silence) aura pour effet de présenter un portrait biaisé de la réalité. Dans certaines situations, cela peut même aller jusqu’à nier le droit à la présomption d’innocence d’un individu accusé d’un crime ou d’un geste répréhensible (en insistant sur certains éléments qui lui sont nuisibles et en omettant de rapporter les faits ou témoignages qui le favorisent).

Le sensationnalisme médiatique, qui consiste le plus souvent à accorder beaucoup de temps et d’espace à des événements dont la signification sociale est minime, ou encore à insister sur le caractère menaçant d’un phénomène au détriment de ses avantages (le clonage génétique par exemple), est lui aussi un produit de l’iniquité dans le traitement de l’information. Cela ne se traduit pas toujours par un dommage causé à des individus mis en cause par les reportages, mais bien souvent la première victime est le public que l’on prive d’un éclairage équilibré sur des questions importantes. Bien entendu, les transgressions les plus immédiatement concrètes et potentiellement dévastatrices sont celles qui ont pour effet d’accabler des individus qui se retrouvent soudainement au milieu de la tourmente médiatique, ce qui n’est pas sans rappeler une des catégories mises en évidence par Finkel, soit la relation entre l’ampleur d’une sanction et la gravité réelle du comportement reproché.

Cette seconde catégorie de l’équité journalistique s’oppose, bien entendu, à différentes formes de discrimination qui se manifestent par la diffusion d’informations peu pertinentes à la compréhension d’un événement mais qui risquent d’entretenir ou alimenter des préjugés et mythes tenaces liés à la race, les croyances religieuses, l’orientation sexuelle ou la condition sociale. C’est également en fonction de cette norme que l’on évite de dévoiler l’identité de victimes d’agressions sexuelles ou de crimes afin de ne pas les ostraciser, elles dont la dignité et l’estime de soi ont déjà été profondément blessées.

Devoir de suite

Quant au devoir de suite, dernière grande catégorie de la tripartition, il se concrétise dans le suivi accordé aux informations qui ont été diffusées, surtout quand elles sont de nature judiciaire ou quasi-judiciaire et mettent en cause la réputation des personnes concernées. Le Guide de déontologie des journalistes du Québec dicte à cet effet que :

« Lorsqu’un média a couvert une affaire où des individus ont été incriminés et traduits devant la justice, il doit suivre dans la mesure du possible le dossier jusqu’à son terme et en faire connaître le dénouement à son public » (FPJQ 1996, p. 15).

Le Conseil de presse du Québec prescrit aux journalistes le devoir d’assurer « un suivi rigoureux et diligent de l'information et accorder autant d'importance à l'acquittement d'un prévenu qu'à son inculpation ou à sa mise en accusation. À cette fin, les médias devraient se doter de mécanismes de prévention et de contrôle appropriés » (CPQ 2003). On peut à la rigueur s’interroger sur cette obligation d’accorder la même importance à l’acquittement qu’à la mise en accusation, compte tenu des contraintes qui pèsent sur les médias et changent à chaque heure, mais il se dégage de ces prescriptions qu’il faut être équitable dans le suivi des dossiers.

Dans d’autres cas, c’est en vertu de la fausseté des informations diffusées, et pour limiter autant que possible leurs effets néfastes sur la réputation des personnes mises en cause, que le devoir de suite s’impose et doit prendre la forme d’un rectificatif complet qui réfute l’ensemble des informations inexactes communiquées au public. Ainsi, outre la notion d’équité, il y a dans ce devoir de suite un élément directement lié aux notions de vérité, de rigueur et d’exactitude, mais la façon dont cette obligation est accomplie est aussi une question d’équité à l’égard de ceux qui subissent injustement les effets des erreurs ou des fautes professionnelles des journalistes.

En vertu des principes d’exactitude et d’équité reconnus en journalisme, les corrections devraient rencontrer deux exigences fondamentales. La première concerne la rapidité avec laquelle on accepte de corriger les erreurs afin d’atténuer les torts réels causés à ceux qu’elles attaquent. La seconde porte sur l’exhaustivité des correctifs qui devraient reprendre point par point les faussetés diffusées et les corriger explicitement.

Le suivi d’un dossier peut parfois prendre la forme d’un droit de réplique accordé à ceux qui estiment avoir été lésés par un reportage, un compte rendu ou un commentaire journalistique. Plusieurs codes de déontologie font mention du droit de réplique et de l’obligation de corriger les erreurs, même si tous ne s’entendent pas sur la façon de faire et dans quelles circonstances (Frost 2000, 136). Ce droit de réplique, s’il est accordé, devrait l’être de façon équitable en cela que le travail d’édition du texte ne doit pas le dénaturer ou faire mal paraître son auteur. Si cette réplique ne contient aucun propos malveillant contre le journaliste visé, il y a peu de raison que ce dernier y voit une occasion de répliquer à nouveau pour avoir absolument le dernier mot, puisque cela déséquilibre à nouveau la relation et peut même décourager les gens de se prévaloir de cette occasion de se faire entendre.

Déroger plutôt que transgresser

Jusqu’à présent, nous nous sommes consacrés à démontrer le caractère universel du sentiment d’iniquité qui a conduit à l’élaboration du concept d’équité, lequel est une condition nécessaire de la justice. Nous avons vu de façon plus précise ce qu’est l’équité journalistique à l’aide d’une tripartition qui permet de distinguer et de catégoriser diverses pratiques journalistiques qui transgressent cette prescription morale. Les valeurs de transparence, d’équilibre, de réciprocité, de justice, d’égalité, de respect de la dignité humaine sont au cœur de l’équité journalistique et on pourrait croire qu’aucune transgression ne pourrait être tolérée.

Or, il en va tout autrement. Certains textes normatifs (FPJQ 1996, CPQ 1999) tout comme certaines publications spécialisées (Boeyink 1990 et 1992, Bernier 2004, Black, Steele et Barney 1995) ont reconnu l’insuffisance des règles déontologiques à tenir compte de situations exceptionnelles qui peuvent justifier des pratiques journalistiques ne respectant pas intégralement l’équité due à un ou des individus afin de servir le droit du public à l’information. Il arrive en effet que l’obéissance aveugle aux injonctions déontologiques puisse priver le public d’une information importante et utile, à laquelle il a légitimement droit, tout en garantissant en quelque sorte une protection démesurée à un individu qui cherche à abuser des gens, à les tromper ou à leur nuire. Il peut arriver, par exemple, que le journaliste soit contraint de tromper la vigilance d’un fraudeur avéré (en utilisant une fausse identité ou en le filmant à son insu) pour avertir le public de s’en méfier. Ou encore, le journaliste décidera d’accorder l’anonymat à une employée qui veut dénoncer les cas de harcèlements sexuels d’un supérieur ou au fonctionnaire qui veut dénoncer le premier magistrat qui utilise les biens publics à des fins privées. En somme, l’individu qui se met lui-même en marge du contrat social et des devoirs réciproques que cela comporte pourrait à son tour se voir privé de certains avantages consentis par le pacte.

Toutefois, toute dérogation exige une solide justification qui doit aller bien au-delà des simples calculs coûts/bénéfices si chers aux utilitaristes. Priver un individu des avantages pratiques des provisions de l’équité journalistique implique une délibération sérieuse de la part du professionnel qui doit en assumer la pleine responsabilité et être capable de s’en expliquer publiquement comme l’exige le principe d’imputabilité. Ce sont les « bonnes raisons » d’agir que le journaliste peut fournir qui permettront de distinguer s’il a transgressé ou dérogé. Parce que ses décisions mettent en cause des valeurs sociales et humaines fondamentales, et risquent d’attaquer la réputation comme le bien-être physique et matériel de certaines personnes, elles ne sauraient être frivoles ou capricieuses. Elles doivent pouvoir se fonder à leur tour sur d’importantes valeurs. De plus, il  doit y avoir un lien rationnel ou une connexion entre les décisions et les comportements qui en résultent d’une part, et les valeurs ou principes invoqués pour se justifier d’autre part. Si la finalité recherchée  ne peut se réaliser qu’en sacrifiant certaines valeurs importantes, il faudra veiller à atténuer dans la mesure du possible la gravité de l’atteinte.

La délibération nécessaire à cette prise de décision ne peut faire l’économie de certains questionnements qui permettent au journaliste de se gouverner de façon responsable. Par exemple, dans les cas où le journaliste voudrait accorder l’anonymat à des sources d’information, il devrait tout d’abord se demander s’il existe d’autres sources identifiables pour obtenir l’information, si le public sera vraiment privé d’une information importante s’il ne cite pas une source anonyme, si sa source est vraiment menacée de représailles en cas d’identification, si l’information est d’intérêt public, s’il est prêt à protéger l’identité de sa source au risque de se retrouver en prison pour outrage au tribunal, etc. (Bernier 1994, 224 et ss.). Ce mode délibératif a inspiré la rédaction du Guide de déontologie des journalistes québécois (1996) et, plus récemment, certaines positions du Conseil de presse du Québec. Ainsi, avant de se livrer à une entrevue d’embuscade, le journaliste devrait s’assurer que l’information est « d’un haut degré d’intérêt public », s’il existe un autre moyen pour l’obtenir, s’il a fait face à des refus répétés de la part de l’individu concerné et si sa demande d’entrevue risque de l’inciter à « disparaître sans laisser de traces » (CPQ 1999).

De leur côté, Black, Steele et Barney recommandent aux journalistes une questionnement général qui s’appliquerait dans tous les cas, afin qu’ils évaluent, entre autres choses, s’ils ont exagéré ou non l’importance de l’événement dont ils parlent, s’ils ont cherché à obtenir le point de vue de toutes les parties concernées et s’ils ont fait preuve de compassion (1995, 71).

Conclusion

Ce questionnement qui guide concrètement la délibération que le journaliste engage, seul ou avec des collègues de travail, est un procédé essentiel de l’éthique appliquée. Il permet d’aller droit au but et vise les valeurs fondamentales pouvant être heurtées par les pratiques résultant de la prise de décision. Il permet aussi de rappeler au journaliste que l’importance de son rôle social n’est pas en soi une condition d’impunité ou l’autorisation de pouvoir verser dans l’arbitraire. D’une certaine façon, ce questionnement est la première étape de l’imputabilité, car c’est à ce niveau que se forge l’argumentation qui pourra servir ultérieurement pour justifier aux autres toute dérogation au principe de l’équité journalistique. L’obligation de rendre compte de ses décisions est du même coup un incitatif à l’adoption de pratiques conformes aux normes reconnues par la profession.

Dès 1975, Austin et Walster ont observé que les sujets de leurs recherches qui avaient été désavantagés dans une transaction antérieure se montraient plus équitables dans une transaction ultérieure s’ils ne s’attendaient pas à devoir rendre des comptes ou à se justifier (p. 487 et ss.). Selon leur théorie basée sur les «effets trans-relationnels de l’iniquité» (p. 477), les gens chercheraient à maintenir une certaine équité dans l’ensemble de leurs relations diversifiées (équité avec le monde) si bien que des avantages ou des désavantages obtenus dans une première situation, mais non mérités, les prédisposent à atteindre un équilibre dans une seconde relation, même avec un autre individu. Ils ont aussi observé que dans certains cas, le fait de ne pas avoir à justifier leurs largesses (lors de la seconde transaction) favorise l’atteinte de l’équité globale, les événements n’étant pas traités de façon isolée dans l’esprit des sujets. Il semblerait même qu’on puisse accepter de se sacrifier pour restaurer une équité globale dans la mesure où il ne nous est pas demandé de rendre des comptes ou de se justifier à la personne qui en bénéficie, ce qui va bien au-delà des théories strictement stratégiques des acteurs rationnels ne cherchant que leur avantage. Les auteurs croient que les gens veulent parfois chercher à faire le bien après avoir eux-mêmes éprouvé le goût amer de l’iniquité, puisque l’injustice ressentie a des conséquences émotionnelles et comportementales (p. 475).

Dans une recherche antérieure, Austin avait mis en évidence que le comportement inéquitable d’un individu était considéré plus équitable ou moins douloureux (less distressing) pour les participants quand il était évident que cela servait à restaurer l’équité globale (l’équité avec le monde) de façon à favoriser au moins un participant. On peut penser que pour certains journalistes, le fait de favoriser des pratiques iniques (caméra cachée, entrevue d’embuscade, attaques de sources anonymes) envers un individu qu’ils soupçonnent d’avoir causé du tort à d’autres sert à restaurer l’équité globale dans la société. Le journaliste justicier qui n’hésite pas sur les moyens pour atteindre cette fin reconnaîtrait sans doute certaines de ses motivations dans cette explication.

Par ailleurs, Austin et Walster (p. 480) font état de recherches indiquant que l’imputabilité augmente l’intérêt d’un individu à adhérer aux normes sociales dominantes et à se montrer plus équitable envers ceux qu’il anticipe devoir fréquenter à nouveau plus tard.

En somme, l’équité journalistique comme norme professionnelle est une extension de l’équité qui a des fondements biologiques certes, mais qui jouits surtout un grand raffinement intellectuel et moral. Résultant de l’aversion que nous ressentons face à des situations caractérisées aussi bien par l’arbitraire que par l’absence de réciprocité, d’équilibre et de proportionnalité, l’équité est invariablement revendiquée dans toutes les cultures et s’adapte aux  contextes vécus par les gens.

Même si elle a été moins souvent l’objet de grands développements théoriques en journalisme - comparativement aux notions d’intérêt public, de vérité et d’objectivité pour ne nommer que celles-là – il y a lieu de croire que la montée de l’individualisme et le refus de sacrifier sa réputation ou son droit à la vie privée au profit des droits collectifs (droit à l’information) sont de nature à alimenter un regain d’intérêt pour mieux comprendre la portée, les fondements et les implications pratiques de l’équité non seulement en journalisme, mais dans le champ de la communication publique. Ce phénomène social est conforme aux théories du postmatérialisme inspirés surtout des travaux de Ron Inglehart qui mettent en évidence un déplacement de l’importance accordée traditionnellement au bien-être matériel des individus et à leur sécurité en faveur d’un bien-être psychologique, de l’expression du soi et de la qualité de la vie (Miljan et Cooper 2003, 58). Il est permis de croire que l’équité est une question d’avenir pour les éthiciens de la communication car elle va générer de nombreux débats sociaux, politiques et juridiques.
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[1] Ici, le mot équité trouve son équivalent anglophone qu’est fairness, qui est souvent associé à honnêteté ou justice dans les dictionnaires. Mais nous considérons que les auteurs qui parlent de fairness et d’equity font référence à la notion d’équité.
[2] Dans le cadre d’une recherche consacrée aux sources anonymes des courriéristes parlementaires en poste à l’Assemblée nationale du Québec, nous avons observé que 65 % des articles contenant au moins un énoncé de source anonyme ne présentaient pas de points de vue opposés ou différents de celui de la source anonyme (Bernier 2000, 74). Il serait téméraire et injuste de soutenir que les courriéristes qui accordent l’anonymat à leurs sources leur garantissent une prime à l’exclusivité de leur point de vue dans l’article, mais cette pratique existe. Par ailleurs, cela peut aussi survenir dans des articles où toutes les sources sont identifiées. Par exemple, le journaliste David Segal, du Washington Post, a déjà convenu une telle entente afin d’obtenir l’exclusivité d’une nouvelle (publiée le 14 décembre 1999) selon laquelle certaines institutions de santé aux Etats-Unis refusaient à des patients l’accès à des médicaments dispendieux. À sa décharge, ajoutons qu’il avait rapidement reconnu son erreur et que sa supérieure a fait valoir que le journal aurait dû publier un autre article pour faire connaître le point de vue de l’institution mise en cause (devoir de suite).
[3] On distinguera plus loin entre transgression et dérogation.

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