mercredi, novembre 09, 2022

 

Radio-Canada:
 les Normes et pratiques journalistiques 
de 2010 moins précises que celles de 2005

(Archive d'un article de la Chaire de recherche en éthique du journalisme  

mis en ligne originalement le 19 novembre 2012)

Par

Marc-François Bernier

Professeur, titulaire de la Chaire de recherche en éthique du journalisme (Mandat 2008-2014)

et

Carolane Gratton,

Étudiante à la Maîtrise en communication Université d'Ottawa


À bien des égards, la version des Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada, en vigueur depuis 2010, est moins précise que celle de 2005. C'est ce qui se dégage d'une analyse comparative des deux textes déontologiques.

L'analyse permet notamment de constater que des principes éthiques fondamentaux ne font plus l'objet de définition opérationnelle, c’est-à-dire une définition qui permet, dans certains cas, de déterminer avec une certaine assurance si ces principes ont été respectés ou transgressés. Cela accroit les risques de décisions impressionnistes, voire arbitraires de la part de ceux qui doivent en assurer le respect.

Sans se livrer ici à une analyse exhaustive de toutes les normes en vigueur, il y a lieu de se limiter aux principes fondamentaux ainsi qu'à quelques règles déontologiques incontournables en journalisme pour constater les transformations subies par cette « modernisation », comme la qualifiait un communiqué de presse de la SRC. Les exemples suivants sont éclairants:

1) En matière de liberté et d'indépendance, Radio-Canada énonce maintenant ce qui suit :

« Nous sommes indépendants des lobbies et des pouvoirs politiques et économiques. Nous défendons la liberté d'expression et la liberté de la presse, garantes d'une société libre et démocratique. L'intérêt public guide toutes nos décisions » (NPJ 2010).

En 2005, la posture était plus affirmée en matière de responsabilité et d’indépendance, face au Gouvernement du Canada notamment :

« La Société Radio-Canada, indépendante du pouvoir politique et gouvernemental pour sa gestion et sa programmation, peut ainsi remplir le rôle qui lui est confié dans le cadre du système canadien de radiodiffusion. L’autorité conférée par le Parlement à son Conseil d’administration garantit l’autonomie de Radio-Canada : les administrateurs délimitent et protègent l’intérêt public en s’assurant que la Société s’acquitte de sa mission. La relation à distance est essentielle à l’indépendance de Radio-Canada, particulièrement en ce qui a trait à ses pratiques journalistiques. Cependant, l’autonomie ne va jamais sans responsabilité » (NPJ 2005).

2) Pour ce qui en est plus spécifiquement de ses responsabilités, on se montre plus évasif. On affirme certes vouloir agir de façon responsable, mais la pertinence et la portée de cette responsabilité sont évacuées. Là encore, la comparaison est instructive, en 2005 on écrivait :

« La question de confiance dans les médias est cruciale. Un public de plus en plus averti compte toujours davantage sur les médias; il s’attend, en même temps, à un niveau de qualité élevé.

Pour répondre à ces attentes, les médias doivent assumer leurs responsabilités envers la société. Ces responsabilités découlent de la liberté des médias et de la protection constitutionnelle dont ils jouissent. Les médias électroniques en particulier ont l’obligation de présenter une information équitable, exacte, complète et équilibrée. Ce devoir incombe sans conteste à un diffuseur public comme Radio-Canada, qui doit rendre des comptes au Parlement et à la population du Canada par l’intermédiaire de son Conseil d’administration.

Bien que les principes de bon journalisme ne diffèrent pas d’un média à l’autre, privé ou public, imprimé ou électronique, il peut y avoir des différences importantes dans leur application. À Radio-Canada, ces principes doivent imprégner la pratique quotidienne pour que soit atteint le plus haut niveau d’excellence et d’intégrité » (NPJ 2005)

Cet engagement devient moins exigeant dans sa mouture 2010 qui semble s’inspirer de principes liés à la gouvernance administrative :

« Nous sommes conscients des conséquences de notre travail journalistique et de notre devoir d'honnêteté auprès des auditoires. Nous n'hésitons pas à corriger une erreur, si nécessaire, ni à effectuer un suivi lorsqu'une situation évolue de façon importante.

Le Bureau de l'ombudsman examine nos pratiques à la lumière des normes établies par les présentes politiques. Nous offrons ouvertement au public les moyens d'évaluer notre performance et de nous demander des comptes, notamment en partageant avec lui les éléments de mesure que nous employons pour évaluer la qualité de notre travail journalistique.

Nous gérons nos ressources de façon responsable. Nous visons l'excellence et le respect des meilleures pratiques dans notre action journalistique » (NPJ 2010) 

Dans la même veine, trois principes éthiques fondamentaux du journalisme (exactitude, équité et intégrité) perdent en précision et deviennent moins opérationnels, au risque de devenir des vœux pieux. Dans la version 2005, on affirmait que les « émissions d’information doivent en outre respecter les principes journalistiques reconnus », soit l'exactitude, l'équité et l'intégrité, lesquels étaient aussi définis. Mais en 2010, on parle de « valeurs » et celles-ci sont plus floues comme le montrent les exemples qui suivent.

3) En 2005, le principe de l'exactitude signifiait que :

« L’information est fidèle à la réalité, en aucune façon fausse ou trompeuse. Cela exige non seulement une recherche attentive et complète mais une langue châtiée et des techniques de présentation sûres, y compris pour les éléments visuels » (NPJ 2005)

En 2010, on se retrouve avec un engagement moins contraignant :

« Nous recherchons la vérité sur toute question d'intérêt public. Nous déployons les efforts nécessaires pour recueillir les faits, les comprendre et les expliquer clairement à notre auditoire » (NPJ 2010).

Il se peut que les deux versions conduisent à des résultats similaires, mais celle de 2005 voulait garantir un résultat alors que celle de 2010 s'intéresse surtout à la procédure, à la démarche. On peut y percevoir un ajustement à la jurisprudence des tribunaux civils qui, à la demande des médias, ont confirmé l'obligation de moyens (règles de l'art et journaliste raisonnable pour le Droit civil du Québec, journaliste responsable sur des questions d'intérêt public pour le Common Law) plutôt qu'une obligation de résultats.

Dans la pratique quotidienne, toutefois, les résultats sont le plus souvent tributaires de la qualité de la démarche. Il apparaît douteux de séparer ces deux aspects car la justification de la démarche journalistique se trouve dans la recherche de résultats, dont celui de l'exactitude qui est sans doute le critère premier de la qualité et de la pertinence d'une information une fois que celle-ci a été considérée d’intérêt public. L'avenir nous dira ce que signifie déployer des « efforts nécessaires pour recueillir les faits...», mais il se peut que cela soit déterminé par les tribunaux. De plus, on peut croire que ce changement cherche davantage à protéger Radio-Canada que le droit du public à une information de qualité.

4) On retrouve une même logique eu égard au principe fondamental de l'intégrité. En éthique du journalisme, ce principe proscrit principalement les conflits d'intérêts et le plagiat tout en prescrivant l'honnêteté intellectuelle. En 2005, Radio-Canada déclinait ainsi ce principe:

« L’information est véridique, sans déformation visant à justifier une conclusion particulière. Les professionnels de l’information ne tirent pas profit de leur situation avantageuse pour faire valoir des idées personnelles » (NPJ 2005).

Mais en 2010, à nouveau, le principe est réduit à sa plus simple expression et évacue toute référence à la déformation volontaire de l’information, ce qui n’est pas banal en soi :

« La confiance du public est notre capital le plus précieux. Nous évitons de nous placer en situation de conflit d'intérêts réel ou potentiel. Cela est essentiel au maintien de notre crédibilité » (NPJ 2010).

5) Le principe de l'équité passe lui aussi au rabot, alors même qu'il s'agit, avec l'exactitude, de la norme la plus souvent mise en cause dans les critiques adressées aux médias. En éthique, l'équité renvoie à plusieurs enjeux : recours aux sources anonymes, utilisation de procédés clandestins, omission de faits importants, équilibre, etc. En 2005, Radio-Canada affirmait:

«L’information rapporte les faits pertinents, reflète impartialement les points de vue significatifs et traite avec justice et dignité les personnes, les institutions, les problèmes et les événements » (NPJ 2005)

Mais en 2010, la notion fondamentale de la dignité disparaît. On a simplement droit à quelque chose de minimal :

« Au cours de la collecte d'information et dans nos reportages, nous traitons les personnes et les organismes avec ouverture et respect » (NPJ 2010).

De même, les normes d'un montage équitable sont disparues, tout comme le grand développement qui était consacré à la notion d'équilibre ou encore l'importance que l'on accordait, en 2005, à la recherche journalistique pour avoir des émissions de « grande qualité », ce qui impliquait « le souci du détail et un contrôle soigné du contenu. Une erreur, minime en soi, peut porter atteinte à la crédibilité d’une émission entière » (NPJ 2005). Notons toutefois qu'on se montre un peu plus exhaustif en ce qui concerne le recours à des procédés clandestins qui sont exposés de façon plus détaillée dans la nouvelle version.

6) Quant à la section consacrée au journalisme d'enquête, elle est aussi ramenée à sa plus simple expression. En 2005, on en parlait avec emphase et sérieux :

« Tout journalisme, au sens large, est investigateur; cependant, le terme définit particulièrement l’examen rigoureux et approfondi des institutions et des activités politiques ou de ce qui touche la vie d’une grande partie de la population. Le journalisme d’enquête devrait s’intéresser aux problèmes à cause de leur importance et non seulement chercher à révéler des erreurs, des injustices ou des méfaits. Les petites affaires ne devraient pas être suivies quand des sujets plus importants requièrent l’attention.
C’est un genre très particulier de journalisme, dont l’influence peut être énorme sur l’esprit du public et donc sur la vie et le bien-être des citoyens, sur la vitalité des institutions et des entreprises privées. Par conséquent, il commande des talents supérieurs et le respect d’une stricte exactitude. Le journaliste d’enquête ne devrait pas œuvrer sans ressources suffisantes à sa recherche et sans assez de temps pour la mener à bonne fin.
Les conclusions que l’auditoire peut tirer de l’examen du sujet dans l’émission doivent logiquement découler des faits et non d’opinions éditoriales ou de procédés partiaux de présentation. Il est donc essentiel que pour se conformer aux principes d’exactitude, d’honnêteté, d’équité et d’intégrité, l’émission repose sur une recherche des plus scrupuleuses et assidues. L’émission doit tenir compte de tous les témoignages disponibles sur le sujet et reconnaître les opinions diverses qu’il suscite.

Au nom de l’équité, toutes les parties concernées dans une émission de journalisme d’enquête devraient avoir la possibilité d’exprimer leur point de vue » (NPJ 2005).

Mais en 2010, on se retrouve devant une description sommaire des « caractéristiques particulières » de ce genre journalistique:

« Le journalisme d'enquête est un genre particulier qui peut mener à des conclusions et, parfois, à des jugements sévères. Une enquête journalistique s'appuie généralement sur une prémisse, mais nous ne diffusons jamais le résultat d'une enquête avant d'avoir suffisamment de faits et d'éléments de preuve pour nous permettre de tirer des conclusions et de porter des jugements.

Par souci d'équité, nous tentons avec diligence de présenter le point de vue des personnes ou des institutions visées par l'enquête » (NPJ 2010).

Il est fort possible, encore une fois, que l'on ait voulu se protéger contre d'éventuelles poursuites en diffamation en évitant de fournir aux tribunaux des critères permettant de se livrer à une évaluation systématique de la qualité de la démarche journalistique. Toutefois, en l'absence d'un argumentaire de nature à réfuter la version de 2005, celle-ci est appelée à conserver sa pertinence pour qui veut juger de la qualité de la démarche du journaliste d'enquête.

7) La définition de la vie privée n'échappe pas à l'opération de « modernisation ». En 2005, il était reconnu qu'il :

« s’agit, au sens large, du droit qu’a chaque personne de ne pas être importunée. Au Canada, la protection de la vie privée est un principe qui remporte beaucoup d’appui. Dans l’optique journalistique, il s’agit d’une question d’éthique et de normes professionnelles à l’intérieur du cadre permis par la loi » (NPJ 2005).

On y allait aussi d'une définition:

« Par vie privée, on entend la préservation de tous les aspects personnels et privés de la vie d’une personne, par opposition aux aspects publics de sa vie, contre l’ingérence et la divulgation dans le public » (NPJ 2005)

Malgré l'importance reconnue à la vie privée, ces propos disparaissent dans la version de 2010 où on avise que l'intérêt public d'une information relevant de la vie privée peut en justifier la diffusion.

8) Parfois, il y a lieu de s'appuyer sur la version de 2005 pour avoir une meilleure compréhension de ce que pourrait signifier la version de 2010. C'est le cas, par exemple du montage des entrevues. En 2010, on écrit:

« Il est possible d'extraire de l'entrevue intégrale des questions et des réponses qui seront insérées dans un reportage, entrecoupées de narration, de séquences d'actualités ou d'extraits d'autres entrevues. De même, il est souvent nécessaire de procéder au montage d'une entrevue présentée en forme plus longue pour éliminer certains passages moins essentiels ou pour respecter le minutage d'une émission.

Quel que soit le montage qui en est fait, nous présenterons de manière juste et équitable les propos du participant sans en déformer le sens » (NPJ 2010)

Que signifie une présentation « juste et équitable...» ? La version de 2005 offre une réponse:

« Les normes suivantes s’appliquent au montage des interviews :

Le montage des questions et des réponses ne doit pas changer ni déformer le sens original de l’entrevue dans son ensemble.

La réponse donnée à une question dans un contexte ne doit pas être transposée dans un autre.

La réponse donnée à une question ne doit pas être placée dans une émission de façon à sembler répondre à une autre.

Dans les cas où les procédés de montage exigent une reprise de la question ou l’utilisation de plans de coupe, il faut l’originale.

Il ne faut pas laisser croire à l’auditoire qu’il y a une discussion entre des gens quand une telle discussion n’a pas été enregistrée » (NPJ 2005).

Encore une fois, si un des objectifs de la « modernisation » était de limiter le regard critique des tribunaux ou de quiconque souhaitant comparer les pratiques réelles avec les normes reconnues, la version de 2010 laisse place à l’impressionnisme et l’analyse rigoureuse aura besoin de l'éclairage de celle de 2005.

Conclusion

Certes, les NPJ en vigueur à Radio-Canada demeurent sans doute le texte déontologique le plus complet que l'on puisse trouver au Canada. Elles abordent de nombreux aspects, intègrent les médias sociaux ainsi que les contenus générés par les utilisateurs, les conflits d'intérêts, la vie privée, etc. Mais les modifications constatées ici constituent une perte de précision qui intervient à une époque où, au nom parfois des principes d'imputabilité et de meilleure gouvernance, les médias se dotent de normes plus précises, plus exhaustives.

Il serait téméraire d'attribuer des intentions aux auteurs de cette « mise à jour », mais il ne serait pas surprenant que l'on cherche ainsi à ne pas prêter flanc aux tribunaux civils qui sont appelés à se prononcer sur la faute des journalistes soumis à une obligation de moyens. C'est du reste ce qui est arrivé à bon nombre de textes déontologiques aux États-Unis au cours des 20 dernières années si on fait exception du New York Times, de la National Public Radio ou du groupe Gannett1. Les codes en vigueur au Royaume-Uni (BBC) et en Australie (ABC) semblent eux aussi avoir échappé à cette opération, mais il faudrait se livrer à une autre analyse comparative point par point pour l'affirmer clairement.

La mise à jour des Normes et pratiques journalistiques à Radio-Canada intervient aussi, et cela pourrait être une piste explicative, au moment où les tribunaux civils du Québec et du Canada se réfèrent de plus en plus aux textes déontologiques pour déterminer s'il y a eu faute professionnelle pouvant justifier des verdicts de culpabilité et les dommages qui en découlent. Il est donc possible que la révision de ces normes obéisse davantage à une logique juridique qu'à une réflexion éthique visant à préciser et à justifier des responsabilités déontologiques. Du reste, le professeur Trudel, qui agit comme consultant pour Radio-Canada, déclarait lui-même récemment que le mandat de l’ombudsman a été redéfini pour éviter que ses décisions soient récupérées par les tribunaux dans ces causes en diffamation impliquant Radio-Canada2.

Il est permis de penser, sinon de craindre dans certains cas, que la perte de précision observée dans l’édition 2010 des NPJ soit une stratégie risquée. En effet, cela accroît le risque que la définition précise et l’interprétation de ces normes soient laissées entre les mains de régulateurs externes, dont les tribunaux. Si tel est le cas, les médias et les journalistes auront cédé une part de leur autonomie qui consiste, justement, à définir eux-mêmes leurs obligations et leurs responsabilités. Le flou normatif est un pari audacieux.

***

WATSON John C. (2008), Journalism Ethics by Court Decree: The Supreme Court on the Proper Practice of Journalism, New York, LFB Sholarly Publishng LLC.

Voir GOSSELIN Malorie (2012), « L’affaire Néron indigne toujours », ProjetJ.ca, 23 octobre 2012, (http://projetj.ca/article/l’affaire-neron-indigne-toujours).

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