vendredi, mars 27, 2020

Critiquer les médias d'information, sans complaisance ni hostilité



Par Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur titulaire
Département de communication
Université d’Ottawa
Spécialiste de l’éthique, de la déontologie et de la sociologie du journalisme

(Version originale légèrement modifiée le 7 mai 2020)

Les médias d’information et leurs journalistes forment une institution sociale essentielle à la vitalité démocratique de notre société. Comme toute institution, elle ne peut accomplir son œuvre cruciale que sous le regard critique qui la rappelle, sans complaisance mais sans hostilité, à ses propres obligations eu égard au droit du public à une information de qualité.

Nul ne peut raisonnablement contester le rôle essentiel des médias d’information et de leurs journalistes, hormis certains idéologues extrémistes. Cela est encore plus vrai en temps de crise où le public est avidement à la recherche d’informations factuelles vérifiées et d’intérêt public qui l’aident à se protéger de périls réels, qu’ils soient viraux comme dans le cas de la Covid-19, ou causés par des conflits et diverses violences (terrorisme, criminalité, etc.).

Mais qui peut assumer la tâche ingrate mais et pourtant nécessaire de critiquer les médias, sinon des observateurs extérieurs à la profession? Le faire de l’intérieur est improbable - et risqué - pour diverses raisons.

Parce qu’ils ont des obligations de loyauté envers leur employeur, sont immergés dans leurs contraintes quotidiennes, sont fortement socialisés ou encore par solidarité, sinon par corporatisme, les journalistes sont probablement les moins aptes à exprimer publiquement et franchement une autocritique conséquente.

On retrouve certes ici et là des critiques de circonstance, qui visent plus ou moins précisément des médias et journalistes concurrents, mais rarement a-t-on droit à un discours (auto)critique qui va au-delà de l’anecdote – ou du règlement de comptes envers des tiers – pour évoquer les contraintes réelles qui pèsent sur leur travail, et affectent la qualité de l’information.

Chez les chercheurs intéressés au métajournalisme - cette forme de journalisme qui se spécialise à parler des médias - on identifie souvent des discours d’autodéfense de la profession, d’affirmation de sa nécessité, de promotion de sa légitimité, d’appels à l’aide même.

Sur le plan sociologique, il n’y a là rien d’étonnant. Les médias et leurs journalistes se comportent à l’image de tout groupe social qui se défend contre ce qui est perçu comme des menaces. Si bien que les discours critiques qui les visent sont interprétés comme des agressions, même quand ces discours mobilisent les principes éthiques et les règles déontologiques que les journalistes se sont librement données.

Les fonctions de la critique
Il y a pourtant plusieurs bonnes raisons, et même des vertus sociales, à encourager la critique des médias. Dans sa récente thèse de doctorat, David Cheruiyot, nous offre une variété de fonctions mises en évidence par une longue tradition de recherches en sciences sociales et de réflexion théoriques. En voici un bref survol que je vais commenter.

Outre le fait que la critique est un élément fondamental de la délibération démocratique dans un régime qui reconnaît la liberté d'expression, elle a pour fonction de garder conserver les médias sur leurs gardes, ce qui est en soi un avantage pour la démocratie. Les critiques agissent comme un cinquième pouvoir qui surveille le quatrième pouvoir, les «chiens de gardes des chiens de garde» de la démocratie, comme j’ai eu la chance de le développer ailleurs. La critique des médias est un élément essentiel de leur imputabilité. Celle-ci ne peut (et ne doit pas) se limiter à des dispositifs tels les conseils de presse, les médiateurs ou les ombudsmans, à propos desquels la recherche a clairement identifié les limites qui en fragilisent l’efficacité, la crédibilité et la légitimité. 

Les critiques font partie des audiences des médias et, sans en être pleinement représentatifs, ils font écho à des insatisfactions réelles que les publics ne verbalisent pas toujours, ou le font de la mauvaise façon. Les médias ont donc intérêt à les écouter s’ils ne veulent pas être progressivement ignorés par bon nombre de citoyens qui sont de plus en plus exigeants envers eux.

Par ailleurs, la critique des médias encourage le bon journalisme en insistant sur le respect des normes déontologiques les plus exigeantes, en reformulant et réitérant des idéaux et en encourageant certains comportements jugés plus conformes à l’éthique de la profession. Elle contribue à élaborer des contre-discours face aux discours pro domo et complaisants propres à toute institution sociale.

Les critiques des médias seraient en quelque sorte des « agents de régulation » extérieurs à une institution incapable d’en produire. En procédant à une évaluation critique de la qualité de l’information journalistique - l’information étant un bien public qui ne saurait appartenir uniquement aux journalistes - ils atténuent les risques que soient éventuellement créés des dispositifs d’imputabilité plus contraignants, de la part de l’État par exemple.

Par leur capacité à s’émanciper des contraintes organisationnelles, des routines et des réflexes du groupe d’appartenance, les critiques sont également des agents de changement. Leurs préoccupations peuvent rendre plus proéminents des enjeux qui échappent aux journalistes trop aux prises avec les impératifs de la production au quotidien. On l’a vu par le passé, les critiques peuvent ainsi les sensibiliser à des problèmes importants qui seraient de longue date dans l’angle mort des médias : pollution, agressions envers les femmes, paradis fiscaux, etc. 

À la lumière des fonctions énoncées brièvement ici, et qui mériteraient toutes de longs développements, il fait peu de doute que les critiques des médias sont légitimes. Ils protègent à la fois les publics contre des pratiques journalistiques transgressives, et les médias contre leur incapacité à produire une autocritique publique. À cet égard, les médias ne sont ni pires ni mieux que toutes les institutions sociales, et on aurait tort de considérer trop facilement les critiques des médias comme étant leurs ennemis.

Critique externe, critique interne
La critique des médias a généralement deux sources. La première, et probablement la plus répandue, provient de l’extérieur de la profession et mobilise des considérations parfois étrangères aux normes et aux pratiques reconnues par celle-ci. Elle est souvent motivée par des convictions idéologiques diverses; morales, religieuses, partisanes, corporatistes, institutionnelles, etc.

Aux normes déontologiques reconnues par les journalistes, ces critiques externes proposent, ou voudraient même imposer, d’autres normes et conduites plus favorables à leurs convictions et intérêts particuliers, même s’il faut reconnaitre que des intérêts particuliers ne sont pas toujours contraires à l’intérêt général. Chez les journalistes, ces critiques externes sont rarement considérées comme légitimes et ils ont raison de s’en méfier a priori. Ils devraient cependant examiner la valeur intrinsèque de ces critiques plutôt que de les rejeter catégoriquement, sans examen approprié, sous le simple prétexte qu’elles proviennent d’acteurs extérieurs à leur groupe. Encore une fois, si l'information est un bien public, tous peuvent alors la commenter, l'évaluer, l'apprécier comme la rejeter ou la contester.

L’autre source de la critique est interne. Elle repose de façon importante sur les principes éthiques et les règles déontologiques reconnues par la profession : respecter la vie privée, servir l’intérêt public, diffuser des informations factuelles vérifiées, faire preuve de rigueur, être impartial (sauf pour le journalisme d’opinion bien entendu), être équitable (ne pas piéger les gens sans juste motif, ne pas abuser de la vulnérabilité de certaines sources, etc.) et intègre (éviter les conflits d’intérêts, le plagiat, etc.).

J’ai longuement exposé ailleurs ce que sont les piliers normatifs du journalisme et il n’y a pas lieu de s’y attarder ici. Il suffit de dire que toute critique des médias qui repose sur ces considérations éthiques et déontologiques est pleinement légitime et doit être considérée comme une contribution essentielle pour améliorer le droit du public à une information de qualité.

À l’évidence, la critique des médias est un sport à risques pour quiconque l’exerce, surtout dans une société comme le Québec où tous se croisent ou se connaissent, où l’interdépendance est forte, le réseautage essentiel et les susceptibilités à fleur de peau. Elle est facilement assimilée à de l’hostilité, ce qui est un réflexe compréhensible, surtout quand les médias vacillent, sont menacés, et que des journalistes, par centaines, craignent de perdre leur emploi. Il est donc compréhensible qu’elle soit encore plus mal reçue que par le passé.

Reconnaissons cependant qu’elle a rarement été bien reçue, même en période de prospérité économique, quand les médias et leurs journalistes pouvaient se rassurer du fait qu’ils détenaient le monopole de l’information et se sentaient hors d'atteinte. Aujourd’hui, ils sont plus vulnérables que jamais, peut-être plus fragiles et réactifs à tout ce qui peut être perçu comme des menaces à leur survie. 

Faut-il, au nom de leur précarité, déclarer un moratoire sur la critique des médias? Cela rendrait-il service au droit du public à une information de qualité que de lui imposer le silence quand on lui sert des gros titres douteux, des spéculations sensationnalistes et inutilement anxiogènes, des informations imprécises ou incomplètes, des arguments fallacieux?

Il semble au contraire que la critique des médias devrait être reçue comme une nécessaire et indispensable injonction à s’améliorer sans cesse, comme les médias et les journalistes l’exigent à bon droit quand ils surveillent et critiquent le travail des élus, des policiers, de la justice, des institutions de santé et d’éducation et de tout ce qui a de l’importance en démocratie.

Bon courage à tous et à toutes.

dimanche, mars 22, 2020

De la responsabilité des médias et des journalistes au temps de Covid-19



Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur titulaire 
Département de communication de l’Université d’Ottawa
Spécialiste de l’éthique, de la déontologie et de la sociologie du journalisme

Pour les journalistes qui ont la chance d’œuvrer au sein de sociétés démocratiques respectueuses de la liberté de presse, l’enjeu éthique le plus immédiat demeure l’usage responsable de la liberté d’informer.

En temps de crise, les mots et les images ont le poids des drames qu’ils racontent et évoquent. La rigueur du raisonnement, l’exactitude de chaque affirmation, l’équité envers les victimes qui ne perdent pas leurs droits à la vie privée et à la dignité, l’intégrité morale qui interdit toutes omissions, déformations et exagérations trompeuses; telles sont les conditions obligées d’une information qui soit une vérité d’intérêt public. Hors de ces balises de la liberté responsable, le journalisme devient nuisance publique.

Il ne fait aucun doute que la pandémie qui menace des milliers de vie, sans compter ses répercussions économiques souvent catastrophiques pour des millions de gens, impose aux journalistes et aux médias un devoir d’information au-dessus de tout soupçon. 

Alors que la gravité objective de la situation est indéniablement la source de peurs, d’angoisses et d’anxiétés d’intensités variables, chaque citoyen, dans son champ de compétence, devrait avoir la ferme détermination de ne pas ajouter aux malheurs du monde, pour rappeler les célèbres propos d’Albert Camus.

Certes, la sociologie du journalisme nous permet de dévoiler et comprendre les facteurs comme les motivations qui influencent et expliquent les débordements et dérapages médiatiques. Elle nous enseigne aussi combien il est difficile, peut-être même illusoire en temps dit « normaux », d’espérer des prises de conscience aigüe pouvant conduire à des améliorations significatives. Mais nous vivons un moment critique qui ne peut se satisfaire de la routine et de la prise en compte égoïste ou narcissique d’avantages particuliers, de calculs à court terme.

L’enjeu est ailleurs. Il est dans l’endiguement de pratiques et réflexes valorisés et même encouragés en d’autres circonstances. Cela convoque des réflexions éthiques et le jugement moral propre à toute situation de crise.

La liberté responsable s’incarne dans des gestes professionnels qui doivent privilégier le droit du public à une information de qualité. Cela signifie des informations factuelles en lieu et place de spéculations, des titres et des manchettes qui respectent les faits et ne cherchent pas avant tout à servir les intérêts matériels des médias, ou encore la vanité de leurs journalistes à la recherche de la manchette la plus lue du jour, de l’opinion la plus répercutée dans les médias sociaux.

En tout temps s’impose l’obligation du mot juste, de l’expression précise, sans hyperbole anxiogène, sans prétention autre que d’aider simplement nos concitoyens à surmonter rationnellement, en toute lucidité, et sans les amplifier inutilement, les menaces qui pèsent sur leur existence.

Au quotidien, par exemple, cela signifie de ne pas transformer une projection statistique en affirmation catégorique, ne pas se laisser prendre aux pièges de ceux qui croient – même de bonne foi - avoir découvert le vaccin ou la thérapie salvatrice sans en avoir fait une démonstration conforme aux règles scientifiques, ne pas propager rumeurs douteuses et accusations anonymes non corroborées. Ou encore ne pas recourir à des arguments fallacieux, et donc trompeurs, dans le cadre des discours persuasifs que sont les chroniques, les éditoriaux, les émissions d’affaires publiques à la radio et à la télévision, les publications propres aux médias sociaux, etc.

C’est dire qu’en ces temps de crise, l’intérêt particulier des entreprises de presse que sont les médias - l’intérêt médiatique - ne doit en aucun cas se substituer à l’intérêt général.

À chaque fois que les médias et les journalistes sont soucieux des conséquences et de l’impact social de leur travail, quand ils sont conscients de leurs responsabilités civiques, ils œuvrent à leur légitimité sociale, à leur crédibilité ainsi qu’à la confiance qu’ils peuvent inspirer auprès des citoyens qu’ils prétendent servir.

Agissant avec le souci de servir l’intérêt public bien compris, ils contribuent à se sauver eux-mêmes en confirmant leur pertinence et leur utilité sociale envers les publics, les annonceurs et même les gouvernements qu’ils sollicitent de plus en plus afin d’obtenir des fonds publics permettant de perpétuer ce métier si noble et si essentiel quand il n’est pas controuvé.

Cela nécessite une saine autocritique, sans complaisance ni hostilité, en lieu et place de la commode satisfaction et d’un certain corporatisme. Cela conduit parfois à sortir du rang, à faire bande à part, à se dissocier du groupe d’appartenance au nom d’une solidarité plus large. Faire preuve de ce que Laurence Kohlberg a nommé le jugement moral de type post-conventionnel.

Cette responsabilité est à la fois le privilège et le coût de la liberté de la presse qui nous est indispensable, et qui peut servir de modèle inspirant pour les sociétés qui cheminent laborieusement vers des réformes démocratiques que l’on souhaite aussi virales que le Covid-19.

jeudi, mars 05, 2020

Confiance des Québécois envers leurs médias et journalistes : ne pas être victimes d’une illusion



Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur titulaire
Département de communication
Université d’Ottawa

On ne sait pas trop ce que le Centre d’étude des médias (CEM) et la maison de sondage CROP ont réellement mesuré dans leur étude portant sur la confiance des Québécois envers les médias et les journalistes. Si leurs résultats ont pu rassurer des professionnels de l’information, il se peut bien qu’on soit en face d’une confiance factice et les victimes d’une illusion.

Le rapport publié le 4 mars 2020 affirme que « La grande majorité des répondants disent faire “ très ” (16%) ou “ assez ” (67%) confiance aux médias d’information en général et 72% d’entre eux font confiance aux journalistes (11 % seulement leur faisant cependant “ très confiance ”)[1]» Il fait écho à des déclarations publiques et des résultats préliminaires dévoilés à l’automne 2019.

Le problème, et il est de taille, c’est qu’on ne sait aucunement à quoi renvoie la notion de confiance qui a été mesurée. On ne sait pas ce que les répondants avaient en tête quand ils se prononçaient à ce sujet, et encore moins si cela correspond à ce que les auteurs et le sondeur avaient en tête au moment de formuler ces questions. Bref, tous ces gens parlaient-ils de la même chose? Et ceux qui lisent, rapportent et interprètent ces données savent-ils de quoi il est question au juste?

Comme le reconnaissent les signataires du rapport du CEM, la notion de confiance peut prendre plusieurs sens d’un répondant à l’autre. Ils suggèrent notamment que la confiance peut être reliée à des valeurs tel le désintéressement, le dévouement, l’intégrité, la moralité, l’esprit public, etc. (p. 6). La confiance serait en quelque sorte la perception que la personne sondée reconnaisse aux autres (les médias, les journalistes en l’occurrence) les valeurs qu’elle partage : « Bref, les personnages publics en qui l’on a confiance sont donc ceux qui se comportent selon des valeurs que l’on partage » (p. 6). 

Ce début de conceptualisation de la notion de confiance n’a toutefois pas incité les auteurs à formuler des questions précises qui seraient reliées à ces aspects. Ils ont préféré se contenter de parler de confiance pour ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » (p. 6). 

Que valent les résultats obtenus?

Pour tenter de mesurer la confiance envers les médias et les journalistes, on s’est donc limité à demander successivement aux répondants du sondage : « À quel point avez-vous confiance envers... les médias de nouvelles et d’information en général... Les médias de nouvelles et d’information que vous consultez personnellement… Les nouvelles préparées par des journalistes dans les médias traditionnels (télévision, radio, journal) … Les commentaires des animateurs de la radio » (p. 85). S’en suivaient bien entendu des résultats analysés en fonction de catégories typiques (âge, langue, lieu de résidence, habitudes de consommation de médias, etc.).

Tout au long du rapport de recherche, les auteurs font référence à la confiance, comme s’il était évident que cette notion allait de soi. Or, telle que mobilisée ici, elle ne veut rien dire ou presque. On pourrait la comparer à un sentiment ou à une vague perception, mais rien de plus. Pour la bonne raison que la confiance est le résultat d’un jugement ou d’une évaluation qui repose sur des indicateurs (des attitudes, des perceptions, des opinions, des expériences, etc.) et que ce sont ces indicateurs qu’il fallait mesurer, comme cela se fait dans de nombreuses recherches en sciences sociales.

À titre d’exemple, pour mesurer le niveau de confiance envers le système de santé aux États-Unis, on a recours à 45 mesures différentes[2], et chaque mesure repose sur 12 questions qui permettent de quantifier le niveau de confiance. Les questions abordent des indicateurs reliés à l’honnêteté, la communication, la confiance, la confidentialité, l’équité, etc.

Dans un tout autre domaine, en plus de poser des questions utilisant le terme confiance (trust), des chercheurs les ont complétées avec des indicateurs précis : vous arrive-t-il souvent de prêter de l’argent à un ami? vous arrive-t-il souvent de prêter des biens personnels à des amis?[3] Appliqué aux médias et au journalisme, de tels indicateurs pourraient devenir : vous arrive-t-il souvent de prendre une décision (un vote, un investissement) en fonction de ce que vous avez lu, vu ou entendu dans des médias?

Aux États-Unis, les indicateurs de la confiance (trust) envers les médias sont bien connus. Par exemple, la Knight Foundation a développé des indicateurs qu’elle utilise dans ses enquêtes menées avec Gallup[4]. Il y est notamment question d’indicateurs tels que l’exactitude, la perception de biais, l’usage de sources douteuse ou de sources anonymes, le manque d’intégrité, le sensationnalisme, l’identité du propriétaire, la complétude, l’admission et la correction des erreurs, la pertinence des enjeux, l’équité, etc.

Plus récemment, en s’inspirant de recherches antérieures, on a développé en Allemagne un indicateur de confiance envers les médias en général[5], ce que cherchaient peut-être à faire les auteurs du rapport du CEM. Mais Prochazka et Schweiger ont pris la peine de développer une échelle de mesure pour ne pas se contenter d’une notion imprécise et floue à souhait. Dans leur modèle, la confiance est associée à des notions comme l’honnêteté, l’équilibre, l’objectivité, la complétude ou encore l’exactitude et ce qui semble vraisemblable. Plus les répondants évaluent positivement les médias en rapport avec ces indicateurs, plus on peut soutenir que leur confiance est élevée.

En Angleterre, le Trust Project associe étroitement la confiance à celle de l’intégrité, mais aussi à l’expertise des journalistes, à la distinction explicite des genres journalistiques, à la qualité des sources, la diversité des perspectives, aux rétroactions, etc.[6]

En France, depuis plus de 33 ans, le quotidien La Croix mesure la confiance en posant annuellement deux questions typiques. On demande par exemple aux répondants « Croyez-vous que les journalistes sont indépendants, c’est-à-dire qu’ils résistent aux pressions de l'argent? » et « Croyez-vous que les journalistes sont indépendants, c'est-à-dire qu'ils résistent aux pressions des partis politiques et du pouvoir politique ? »[7]. Voici deux questions reliées à un indicateur constitutif de la confiance, soit l’indépendance des médias, qui renvoie à leur intégrité. En effet, comment faire confiance à des médias ou journalistes dont on doute de l’indépendance et de l’intégrité?

De 2009 à 2012, la Chaire de recherche en éthique de l’Université d’Ottawa a utilisé ces mêmes questions dans le cadre de sondages menés auprès de Québécois, pour constater qu’entre 45 % et 53 % d’entre eux répondant « Non, ils ne sont pas indépendants… »[8].

Ces quelques exemples illustrent très bien qu’on ne saurait se contenter de mesurer la confiance envers des organisations, des institutions ou des médias en se limitant à demander aux gens à quel niveau ils leur font confiance ou pas. Sans parler de la notion de la crédibilité qui est distincte (exactitude de l’information, le fait d’y croire ou non) mais qui peut bien avoir été présente dans l’esprit des répondants.

La recherche scientifique sérieuse ne se contente plus de demander aux gens s’ils font confiance ou pas aux médias et aux journalistes. Elle prend la peine de fournir des caractéristiques de la notion de confiance, qu’elle transforme en indicateurs qui, à leur tour, deviennent des questions auxquelles les citoyens sont invités à répondre dans le cadre d’enquêtes quantitatives ou qualitatives.

Une grande confiance bien fragile

Ce qu’il y a de paradoxal dans l’enquête du CEM, qui rapporte que 83 % des Québécois font très ou assez confiance aux médias, et 72 % font très ou assez confiance aux journalistes, c’est de constater la chute importante de ces taux lorsque les questions portent sur des indicateurs précis qu’on peut associer à la notion de confiance. 

On peut ainsi lire: « 52,8 % des répondants considèrent que les journalistes se laissent manipuler par les politiciens et 62,1 % croient que la qualité de l’information dans les médias s’appauvrit » (p. 15). Ce que les auteurs considèrent faire partie de « Quelques bémols » à leurs résultats très positifs est pourtant révélateur de la fragilité de la notion même de confiancequ’ils ont utilisée. On a beaucoup confiance dans l’abstrait, mais pas tant que ça dans le concret!

Il est permis de croire que le taux de confiance réel se situe entre le 16 % des répondants qui répondent faire « très confiance » et le 67 % qui disent faire « assez confiance ».

De plus, le même jour où le CEM publie l’enquête québécoise, il publie aussi une autre recherche du Digital News Report 2019, intitulé Confiance envers les nouvelles et prudence de l’information. On y constate que seulement 52 % des répondants francophones sont en accord pour dire « Je pense qu’on peut faire confiance à la plupart des informations, la plupart du temps ». Et un peu plus (59%) étaient d’accord avec la proposition « Je pense pouvoir faire confiance à la plupart des informations que je consulte la plupart du temps »[9]. Bien que là encore la notion de confiance ne soit nullement définie, on constate qu’une formulation plus « diluée » (la plupart… la plupart du temps) de la confiance est loin d’atteindre le sommet vertigineux des taux rapportés dans la recherche du CEM.

À la lumière de ces considérations, il faut prendre avec beaucoup de réserves toutes les données de ce rapport où la notion de confiance est utilisée à toutes les sauces, car on ne sait pas vraiment de quoi il est question.

Dans leur conclusion, les auteurs, qui se disent étonnés du niveau élevé de confiance, sont contraints d’admettre que les répondants à leur enquête ont « une attitude ambiguë » quant à l’indépendance des journalistes. Il n’y a pourtant pas de quoi être vraiment étonné, à partir du moment où leur acception de la confiance est factice.



[2] OZAWA Sachiko et Pooja SRIPAD (2013), « How do you measure trust in the health system? A systematic review of the literature, Social Science & Medicine Volume 91, August 2013, Pages 10-14, (https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0277953613002724).
[3] Voir https://scholar.harvard.edu/files/laibson/files/measuring_trust.pdf
[4] Voir https://knightfoundation.org/reports/indicators-of-news-media-trust/
[5] PROCHAZKA Fabian et Wolfgang SCHWEIGER (2019) How to Measure Generalized Trust in News Media? An Adaptation and Test of Scales, Communication Methods and Measures, 13:1, 26-42.
[6] Voir https://thetrustproject.org/faq/#indicator
[7] Voir le plus récent Baromètre annuel https://www.la-croix.com/Economie/Medias/Barometre-medias-pourquoi-4-Francais-10-boudent-linformation-2020-01-15-1201072072
[8] Voir http://www.crej.ca/publications/CREJBarometre2012.pdf