jeudi, mars 05, 2020

Confiance des Québécois envers leurs médias et journalistes : ne pas être victimes d’une illusion



Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur titulaire
Département de communication
Université d’Ottawa

On ne sait pas trop ce que le Centre d’étude des médias (CEM) et la maison de sondage CROP ont réellement mesuré dans leur étude portant sur la confiance des Québécois envers les médias et les journalistes. Si leurs résultats ont pu rassurer des professionnels de l’information, il se peut bien qu’on soit en face d’une confiance factice et les victimes d’une illusion.

Le rapport publié le 4 mars 2020 affirme que « La grande majorité des répondants disent faire “ très ” (16%) ou “ assez ” (67%) confiance aux médias d’information en général et 72% d’entre eux font confiance aux journalistes (11 % seulement leur faisant cependant “ très confiance ”)[1]» Il fait écho à des déclarations publiques et des résultats préliminaires dévoilés à l’automne 2019.

Le problème, et il est de taille, c’est qu’on ne sait aucunement à quoi renvoie la notion de confiance qui a été mesurée. On ne sait pas ce que les répondants avaient en tête quand ils se prononçaient à ce sujet, et encore moins si cela correspond à ce que les auteurs et le sondeur avaient en tête au moment de formuler ces questions. Bref, tous ces gens parlaient-ils de la même chose? Et ceux qui lisent, rapportent et interprètent ces données savent-ils de quoi il est question au juste?

Comme le reconnaissent les signataires du rapport du CEM, la notion de confiance peut prendre plusieurs sens d’un répondant à l’autre. Ils suggèrent notamment que la confiance peut être reliée à des valeurs tel le désintéressement, le dévouement, l’intégrité, la moralité, l’esprit public, etc. (p. 6). La confiance serait en quelque sorte la perception que la personne sondée reconnaisse aux autres (les médias, les journalistes en l’occurrence) les valeurs qu’elle partage : « Bref, les personnages publics en qui l’on a confiance sont donc ceux qui se comportent selon des valeurs que l’on partage » (p. 6). 

Ce début de conceptualisation de la notion de confiance n’a toutefois pas incité les auteurs à formuler des questions précises qui seraient reliées à ces aspects. Ils ont préféré se contenter de parler de confiance pour ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » (p. 6). 

Que valent les résultats obtenus?

Pour tenter de mesurer la confiance envers les médias et les journalistes, on s’est donc limité à demander successivement aux répondants du sondage : « À quel point avez-vous confiance envers... les médias de nouvelles et d’information en général... Les médias de nouvelles et d’information que vous consultez personnellement… Les nouvelles préparées par des journalistes dans les médias traditionnels (télévision, radio, journal) … Les commentaires des animateurs de la radio » (p. 85). S’en suivaient bien entendu des résultats analysés en fonction de catégories typiques (âge, langue, lieu de résidence, habitudes de consommation de médias, etc.).

Tout au long du rapport de recherche, les auteurs font référence à la confiance, comme s’il était évident que cette notion allait de soi. Or, telle que mobilisée ici, elle ne veut rien dire ou presque. On pourrait la comparer à un sentiment ou à une vague perception, mais rien de plus. Pour la bonne raison que la confiance est le résultat d’un jugement ou d’une évaluation qui repose sur des indicateurs (des attitudes, des perceptions, des opinions, des expériences, etc.) et que ce sont ces indicateurs qu’il fallait mesurer, comme cela se fait dans de nombreuses recherches en sciences sociales.

À titre d’exemple, pour mesurer le niveau de confiance envers le système de santé aux États-Unis, on a recours à 45 mesures différentes[2], et chaque mesure repose sur 12 questions qui permettent de quantifier le niveau de confiance. Les questions abordent des indicateurs reliés à l’honnêteté, la communication, la confiance, la confidentialité, l’équité, etc.

Dans un tout autre domaine, en plus de poser des questions utilisant le terme confiance (trust), des chercheurs les ont complétées avec des indicateurs précis : vous arrive-t-il souvent de prêter de l’argent à un ami? vous arrive-t-il souvent de prêter des biens personnels à des amis?[3] Appliqué aux médias et au journalisme, de tels indicateurs pourraient devenir : vous arrive-t-il souvent de prendre une décision (un vote, un investissement) en fonction de ce que vous avez lu, vu ou entendu dans des médias?

Aux États-Unis, les indicateurs de la confiance (trust) envers les médias sont bien connus. Par exemple, la Knight Foundation a développé des indicateurs qu’elle utilise dans ses enquêtes menées avec Gallup[4]. Il y est notamment question d’indicateurs tels que l’exactitude, la perception de biais, l’usage de sources douteuse ou de sources anonymes, le manque d’intégrité, le sensationnalisme, l’identité du propriétaire, la complétude, l’admission et la correction des erreurs, la pertinence des enjeux, l’équité, etc.

Plus récemment, en s’inspirant de recherches antérieures, on a développé en Allemagne un indicateur de confiance envers les médias en général[5], ce que cherchaient peut-être à faire les auteurs du rapport du CEM. Mais Prochazka et Schweiger ont pris la peine de développer une échelle de mesure pour ne pas se contenter d’une notion imprécise et floue à souhait. Dans leur modèle, la confiance est associée à des notions comme l’honnêteté, l’équilibre, l’objectivité, la complétude ou encore l’exactitude et ce qui semble vraisemblable. Plus les répondants évaluent positivement les médias en rapport avec ces indicateurs, plus on peut soutenir que leur confiance est élevée.

En Angleterre, le Trust Project associe étroitement la confiance à celle de l’intégrité, mais aussi à l’expertise des journalistes, à la distinction explicite des genres journalistiques, à la qualité des sources, la diversité des perspectives, aux rétroactions, etc.[6]

En France, depuis plus de 33 ans, le quotidien La Croix mesure la confiance en posant annuellement deux questions typiques. On demande par exemple aux répondants « Croyez-vous que les journalistes sont indépendants, c’est-à-dire qu’ils résistent aux pressions de l'argent? » et « Croyez-vous que les journalistes sont indépendants, c'est-à-dire qu'ils résistent aux pressions des partis politiques et du pouvoir politique ? »[7]. Voici deux questions reliées à un indicateur constitutif de la confiance, soit l’indépendance des médias, qui renvoie à leur intégrité. En effet, comment faire confiance à des médias ou journalistes dont on doute de l’indépendance et de l’intégrité?

De 2009 à 2012, la Chaire de recherche en éthique de l’Université d’Ottawa a utilisé ces mêmes questions dans le cadre de sondages menés auprès de Québécois, pour constater qu’entre 45 % et 53 % d’entre eux répondant « Non, ils ne sont pas indépendants… »[8].

Ces quelques exemples illustrent très bien qu’on ne saurait se contenter de mesurer la confiance envers des organisations, des institutions ou des médias en se limitant à demander aux gens à quel niveau ils leur font confiance ou pas. Sans parler de la notion de la crédibilité qui est distincte (exactitude de l’information, le fait d’y croire ou non) mais qui peut bien avoir été présente dans l’esprit des répondants.

La recherche scientifique sérieuse ne se contente plus de demander aux gens s’ils font confiance ou pas aux médias et aux journalistes. Elle prend la peine de fournir des caractéristiques de la notion de confiance, qu’elle transforme en indicateurs qui, à leur tour, deviennent des questions auxquelles les citoyens sont invités à répondre dans le cadre d’enquêtes quantitatives ou qualitatives.

Une grande confiance bien fragile

Ce qu’il y a de paradoxal dans l’enquête du CEM, qui rapporte que 83 % des Québécois font très ou assez confiance aux médias, et 72 % font très ou assez confiance aux journalistes, c’est de constater la chute importante de ces taux lorsque les questions portent sur des indicateurs précis qu’on peut associer à la notion de confiance. 

On peut ainsi lire: « 52,8 % des répondants considèrent que les journalistes se laissent manipuler par les politiciens et 62,1 % croient que la qualité de l’information dans les médias s’appauvrit » (p. 15). Ce que les auteurs considèrent faire partie de « Quelques bémols » à leurs résultats très positifs est pourtant révélateur de la fragilité de la notion même de confiancequ’ils ont utilisée. On a beaucoup confiance dans l’abstrait, mais pas tant que ça dans le concret!

Il est permis de croire que le taux de confiance réel se situe entre le 16 % des répondants qui répondent faire « très confiance » et le 67 % qui disent faire « assez confiance ».

De plus, le même jour où le CEM publie l’enquête québécoise, il publie aussi une autre recherche du Digital News Report 2019, intitulé Confiance envers les nouvelles et prudence de l’information. On y constate que seulement 52 % des répondants francophones sont en accord pour dire « Je pense qu’on peut faire confiance à la plupart des informations, la plupart du temps ». Et un peu plus (59%) étaient d’accord avec la proposition « Je pense pouvoir faire confiance à la plupart des informations que je consulte la plupart du temps »[9]. Bien que là encore la notion de confiance ne soit nullement définie, on constate qu’une formulation plus « diluée » (la plupart… la plupart du temps) de la confiance est loin d’atteindre le sommet vertigineux des taux rapportés dans la recherche du CEM.

À la lumière de ces considérations, il faut prendre avec beaucoup de réserves toutes les données de ce rapport où la notion de confiance est utilisée à toutes les sauces, car on ne sait pas vraiment de quoi il est question.

Dans leur conclusion, les auteurs, qui se disent étonnés du niveau élevé de confiance, sont contraints d’admettre que les répondants à leur enquête ont « une attitude ambiguë » quant à l’indépendance des journalistes. Il n’y a pourtant pas de quoi être vraiment étonné, à partir du moment où leur acception de la confiance est factice.



[2] OZAWA Sachiko et Pooja SRIPAD (2013), « How do you measure trust in the health system? A systematic review of the literature, Social Science & Medicine Volume 91, August 2013, Pages 10-14, (https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0277953613002724).
[3] Voir https://scholar.harvard.edu/files/laibson/files/measuring_trust.pdf
[4] Voir https://knightfoundation.org/reports/indicators-of-news-media-trust/
[5] PROCHAZKA Fabian et Wolfgang SCHWEIGER (2019) How to Measure Generalized Trust in News Media? An Adaptation and Test of Scales, Communication Methods and Measures, 13:1, 26-42.
[6] Voir https://thetrustproject.org/faq/#indicator
[7] Voir le plus récent Baromètre annuel https://www.la-croix.com/Economie/Medias/Barometre-medias-pourquoi-4-Francais-10-boudent-linformation-2020-01-15-1201072072
[8] Voir http://www.crej.ca/publications/CREJBarometre2012.pdf

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