mardi, novembre 26, 2019

Une liberté de la presse responsable, certes, mais une liberté de la presse avant tout



Extrait de La liberté de la presse et des médias dans l’espace francophone, Rapport d’experts sous la Présidence de M. Hervé Bourges, Organisation internationale de la Francophonie, Paris, décembre 2018, p. 57-63.

par Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur titulaire
Département de communication
Université d'Ottawa



On ne le dira jamais assez, il existe un lien fort entre le droit du public à une information de qualité, diversifiée et intègre, d’une part, et la santé de la vie démocratique des sociétés modernes d’autre part. La liberté de la presse est une composante essentielle, une condition nécessaire à toute vie démocratique. Il faut la souhaiter responsable, certes. Mais rien n’est plus facile, et inquiétant, que d’exiger la responsabilité de la presse, quand on ne lui a pas donné avant tout les moyens d’être libre.

Il ne peut y avoir d’exigences quant à l’éthique et la déontologie du journalisme que dans un contexte de grande liberté d’expression, où les médias et les journalistes ont la capacité de faire des choix autonomes, conformes aux valeurs morales fondamentales de leur société, loin de tout autoritarisme.

Quelques constats
Que sait-on de l’état du journalisme au sein de la Francophonie? En premier lieu, il varie en fonction des particularités économiques, géographiques, culturelles, religieuses et juridiques de chaque société. On sait aussi que les conditions matérielles et juridiques, pour ne retenir que les facteurs les plus conséquents, influent sur les pratiques journalistiques, sur la capacité réelle des médias et de leurs journalistes à produire des informations de qualité, diversifiés et intègres.

En second lieu, il n’y a pas de société parfaite où le journalisme puisse exister sans contraintes, que celles-ci proviennent des propriétaires de médias, de l’organisation de travail au sein de l’entreprise de presse, des annonceurs, des sources d’information ou de l’État. Il y a cependant des sociétés qui ont un réel souci de protéger la liberté de presse, où la presse elle-même a l’authentique désir de bien servir le droit du public à l’information : des sociétés qui reconnaissent l’apport extraordinaire du journalisme libre à la vitalité de la vie démocratique qui, à son tour, favorise la qualité de la vie collective, l’épanouissement des citoyens et le bon fonctionnement des institutions.

En troisième lieu, dans certains pays démocratiques francophones, respectueux des droits fondamentaux de la personne, il n’y a pas de lois spécifiques aux journalistes, tout citoyen étant soumis aux mêmes obligations et jouissant des mêmes droits. Dans d’autres pays, on retrouve un encadrement légal spécifique au travail journalistique. Dans certains cas, on impose ainsi des restrictions liberticides étrangères à la déontologie du journalisme, comme l’indique le rapport annuel de Reporters sans frontières.

Des circonstances exceptionnelles sont parfois invoquées pour limiter certaines libertés fondamentales, mais trop souvent elles servent de prétexte aux pouvoirs en place et n’ont rien de temporaire.

Finalement, la liberté de presse, absolument nécessaire, coexiste toujours avec des responsabilités. Celles-ci peuvent être dictées par les lois, surtout en ce qui a trait aux discours haineux ou à la diffamation. Elles devraient idéalement être compatibles et respectueuses des règles déontologiques légitimes, largement reconnues au niveau international. Conformément à la philosophie libérale et démocratique de l’autorégulation, de telles règles déontologiques émanent de délibérations éthiques libres et volontaires de la part des journalistes, au sein d’associations professionnelles ou de syndicats. C’est ce que l’on observe dans bon nombre de pays francophones où la liberté de presse est respectée par l’État et les tribunaux, en même temps qu’assumée par les médias et leurs journalistes.

Les piliers normatifs de l’éthique et de la déontologie du journalisme
Dans les pays où les journalistes ont librement et volontairement participé à des délibérations éthiques dans le but d’en dégager des règles déontologiques rigoureuses et opérationnelles, on observe la récurrence de quelques principes éthiques:
  • -  servir l’intérêt public et respecter la vie privée ;
  • -  chercher et diffuser la vérité ;
  • -  rigueur de la démarche journalistique ;
  • -  exactitude de l’information ;
  • -  impartialité des journalistes d’information ;
  • -  équité dans la collecte, le traitement et le suivi de        
  •     l’information ;
  • -   intégrité qui interdit le plagiat et les conflits d’intérêts.
Ces piliers normatifs se déclinent par la suite en règles déontologiques qui prescrivent (ou proscrivent parfois) des conduites et pratiques cohérentes. Sans être exhaustif, voici quelques-unes de ces règles :

  • -  ne pas envahir la vie privée ;

  • -  ne pas être au service d’intérêts particuliers ;

  • -  respecter l’anonymat de victimes de crimes sexuels ;

  • -  identifier les sources d’information et ne leur accorder la 
        protection de l’anonymat que dans certaines     
        circonstances ;

  • -  s’identifier comme journaliste sauf exception qu’il 
        faudra révéler et justifier après-coup ;

  • -  ne pas accepter de privilèges, cadeaux ou autres 
        avantages de nature à soulever des doutes quant aux à 
        motivations ;
    -  ne pas cumuler le journalisme et d’autres fonctions 
        publiques ou privées.

Ces règles entrent parfois en contradiction les unes avec les autres, et nécessitent à nouveau une délibération éthique, souvent au niveau des journalistes ou des médias, afin de trouver une solution optimale. Par exemple, il arrive que la vie privée d’une personnalité publique ou politique soit d’intérêt public, ou que l’on soit justifié de recourir à des procédés clandestins (une caméra cachée par exemple) pour découvrir une information importante. On assiste alors à des dérogations que l’on est en mesure d’expliquer et de justifier publiquement. Quand une telle justification publique est impossible ou inexistante, on se retrouve dans une situation de transgression ou de faute déontologique.

La déontologie n’est pas un ensemble sédimenté et immuable de règles de conduite. La réflexion éthique est essentielle pour se livrer à des remises en cause et pour faire face à de nouveaux défis. Ces dernières années, la revendication d’un droit à l’oubli s’est imposée comme un nouvel enjeu éthique pour les médias. En raison de l’accès à leurs archives en constante expansion, ces médias sont davantage exposés à des demandes de la part de citoyens qui estiment subir injustement des dommages à long terme. La réflexion éthique a déjà commencé afin d’élaborer des règles de conduite cohérentes et rationnelles pour faire face à de telles demandes qui n’ont pas toutes la même légitimité. Mais le chantier n’est pas complété.

Il ne fait pas de doute que d’autres enjeux cruciaux vont continuer à s’imposer dans les prochaines années, pensons notamment au défi du journalisme face au terrorisme ou aux algorithmes manipulateurs et trompeurs.

Régulations multiples et démocratiques
La liberté responsable de la presse repose sur différents dispositifs d’imputabilité ou de reddition de comptes. Il y a en effet une pluralité de moyens de régulations des pratiques journalistiques qui coexistent. Elles vont de l’hétérorégulation étatique, qui est le royaume de la loi dans un État de droit impartial et indépendant des pouvoirs politiques, à l’autorégulation professionnelle, en passant par différents modèles de corégulation.

L’hétérorégulation étatique existe dans tous les pays, mais les sociétés démocratiques veillent à la rendre la moins liberticide que possible, eu égard à la liberté d’expression de tous, qui est la condition nécessaire de la liberté de la presse. Dans certaines sociétés, prenons le cas du Québec ou des pays du Commonwealth par exemple, pour qu’un journaliste soit reconnu coupable de diffamation ou d’une faute civile, il devra être démontré qu’il a commis une faute déontologique ayant causé des dommages (matériels, moraux, etc.). Le journaliste y a droit à l’erreur de bonne foi, alors que la faute, elle, consiste en une transgression des règles de l’art que sont les normes déontologiques reconnues. 

La vérité de l’information d’intérêt public demeure certes la meilleure défense, mais comme on ne peut exiger la perfection, il reviendra au journaliste de démontrer qu’il a été prudent et raisonnable dans l’exécution de son travail, même si cela a conduit à diffuser des informations inexactes. Dans ces pays, les dommages matériels et moraux devront être compensés par les fautifs, mais il n’est pas question de privations de liberté et d’emprisonnement, car les sanctions trop sévères inhibent la liberté de presse.

L’autorégulation professionnelle renvoie quant à elle à des dispositifs tels que les conseils de presse, les ombudsmans ou les médiateurs de presse. On les retrouve dans bon nombre de pays démocratiques (Canada/Québec, Belgique, Suède, Suisse, etc.) ou en transition démocratique (Afrique du Sud, Tunisie, etc.). Dans d’autres pays (la France par exemple), on débat de l’idée de créer de tels tribunaux déontologiques, dont le seul pouvoir de sanction est moral (mise à jour: un Conseil de la déontologie journalistique et de la médiation a été instauré en 2019 en France)

Théoriquement, les dispositifs d’autorégulation sont absolument indépendants des pouvoirs publics, car ils sont issus d’initiatives volontaires des médias et de leurs journalistes qui les financent entièrement, en plus de prendre part à leurs activités. On y retrouve souvent des citoyens qui participent à leurs délibérations. 

Toutefois, presque tous les conseils de presse bénéficient de financements publics, ou ont été créés avec l’aide de gouvernements, ou pour échapper à un encadrement légal plus restrictif. Sans cette contribution financière de l’État, bien peu survivraient, surtout dans un contexte économique particulièrement difficile pour les médias privés. L’important est que l’aide publique n’entraîne aucune ingérence de l’État et de ses institutions dans le fonctionnement et les délibérations de ces dispositifs dits d’autorégulation.

Par ailleurs, on peut considérer que l’aide publique à des dispositifs dits d’autorégulation conduit plutôt à la corégulation démocratique. Mais celle-ci prend aussi d’autres formes. Par exemple, il arrive que des gouvernements confient les questions éthiques et déontologiques de la presse électronique à des organisations professionnelles ou des associations d’entreprises médiatiques, plutôt que de laisser cela entre les mains du régulateur étatique des ondes. C’est le cas, notamment, du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications du Canada (CRTC) qui a confié aux médias électroniques privés, détenteurs d’une licence de radiodiffusion, le soin d’élaborer des codes de déontologie et de gérer les plaintes provenant des citoyens. Ces médias sont regroupés au sein du Conseil canadien des normes de la radiotélévision (CCNR). Cela permet d’ajouter de la distance entre la gouvernance étatique et la régulation des pratiques journalistiques.

Un autre modèle de corégulation, le plus récent sans doute, est celui où les médias doivent tenir compte des commentaires et des doléances que les publics expriment sur les médias sociaux. C’est une corégulation informelle et spontanée, mêlant paroles profane et experte. Autrefois confinés dans un silence laissant croire à leur passivité, les publics peuvent maintenant intervenir directement auprès des entreprises de presse, de leurs propriétaires et gestionnaires, et des journalistes, afin de faire connaître leurs critiques, positives ou négatives. On a constaté que les médias ne peuvent pas être indifférents à ces citoyens qui sont au cœur de leur légitimité et même de leur survie économique, surtout dans un contexte de méfiance accrue et de perte de crédibilité.

La formation
Un moyen incontournable de favoriser une liberté responsable de la presse passe par la qualité de la formation. Cela concerne aussi bien la formation initiale que la formation continue, surtout dans les pays en transition démocratique où le journalisme a parfois subi des décennies d’autoritarisme, si bien que les praticiens ont perdu leurs repères éthiques et déontologiques.

Cette formation est à la fois pratique et théorique. Elle mise sur l’apprentissage des habiletés techniques de base, qui se déploient sur toutes les plateformes. Elle intègre des savoirs théoriques sur le fonctionnement des institutions locales, régionales et nationales. Elle doit aussi y ajouter des savoirs sur les acteurs internationaux et transnationaux, auxquelsn’échappent aucune société. Mais la formation ne peut ignorer les dimensions morales, éthiques et déontologiques du journalisme, au risque de nuire au droit du public à une information de qualité, diversifiée et intègre.
Les pays de la Francophonie ne sont pas laissés à eux-mêmes en matière de formation. 

Le réseau Théophraste des centres francophones de formation au journalisme a déjà rédigé, pour l’UNESCO, en 2009, un recueil de modèles de cursus pour la formation au journalisme. Outre une liste exhaustive de cours pratiques et d’objectifs pédagogiques, on y reconnait qu’une « bonne formation doit fournir aux étudiants des connaissances sur leur métier et les amener à réfléchir sur l’éthique et la déontologie du journalisme, sur les bonnes pratiques journalistiques et sur le rôle que le journalisme doit jouer dans la société, le sens à donner à sa responsabilité sociale » (2009, 11).

En raison de plusieurs facteurs, tous les pays de la Francophonie ne sont pas en mesure de fournir une formation initiale et continue de la même qualité. Les formateurs de ces pays le reconnaissent souvent, quand ils échangent avec leurs collègues du Nord, notamment. Ils ne cachent pas leurs besoins en termes de mise à niveau et de connaissance des normes internationales reconnues en matière de pratiques journalistiques. Ils savent très bien que l’éthique et la déontologie du journalisme sont des outils intellectuels essentiels pour assurer une liberté responsable de la presse adaptée à leur contexte local. C’est en même temps un cheminement obligé vers plus de démocratie.

Cette dimension morale du journalisme doit certes être inculquée aux journalistes actuels et futurs. Mais elle doit aussi être communiquée aux autres acteurs sociaux, afin qu’ils apprennent, eux aussi, à respecter la mission démocratique d’un journalisme libre.

* * *

Théophraste 
est un réseau institutionnel de l’Agence universitaire de la francophonie, créé en 1994 pour contribuer au développement de la pédagogie du journalisme, dans un esprit de solidarité et de partage des savoirs entre le Nord et le Sud.


UNESCO (2009), Modèles de cursus pour la formation au journalisme, Paris, 213 pages.
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