samedi, février 12, 2022

Raisons et déraisons de la colère envers les médias et leurs journalistes : il est impératif d’engager un dialogue franc


Marc-François Bernier (Ph. D.) 

Professeur titulaire

Département de communication, Université d’Ottawa

Spécialiste de l’éthique, la déontologie et la sociologie du journalisme

 

La pandémie a révélé et exacerbé le profond ressentiment d’une catégorie de citoyens envers les médias et leurs journalistes. Il serait illusoire de croire que ce phénomène soit passager. Il est impératif d’engager un dialogue franc pour désamorcer autant que faire se peut cette hostilité alimentée par la méfiance des uns, l’arrogance des autres.

 

À Edmonton, on a retiré le logo de CTV des véhicules de la station locale afin d’éviter les agressions. À Ottawa, des journalistes se font malmener et intimider en pleine rue. Sur les médias sociaux, c’est un déluge d’insultes et de messages haineux qui vont parfois jusqu’aux menaces de violence physique. Par ailleurs, des personnalités publiques et politiques encouragent de façon plus ou moins explicite ces comportements agressifs, accusant de tous les maux médias et journalistes qu’ils prétendent parfois être corrompus par les pouvoirs politiques et économiques, sans compter les pharmaceutiques.

 

Il aurait été possible de recenser bon nombre d’événements et de déclarations qui illustrent et accréditent l’existence de ce clivage de plus en plus inquiétant pour la qualité du débat démocratique et du vivre-ensemble.

 

S’il faut dénoncer les comportements et déclarations qui cherchent à intimider les journalistes, ces derniers doivent pour leur part reconnaitre qu’ils sont partie-prenante du problème comme des solutions pouvant en atténuer la gravité. Se contenter de se poser en victimes sans chercher à comprendre les raisons et les déraisons de la colère à leur endroit, c’est contribuer à amplifier et légitimer nombre de critiques et sentiments hostiles.

 

Méfiance bien documentée

La méfiance envers les médias et leurs journalistes a toujours existé, mais ses traces sont devenues davantage observables depuis les années 1980, par le biais de très nombreuses enquêtes d’opinion publique, notamment aux États-Unis.

 

Chez nos voisins du Sud, où la recherche consacrée aux médias et aux journalistes est mieux financée, on a identifié les principaux reproches des citoyens : les journalistes sont tour à tour considérés arrogants, sensationnalistes, biaisés, iniques, réfractaires à reconnaitre et corriger leurs erreurs, élitistes, trop négatifs et trop cyniques aussi. Ces critiques sont plus présentes chez les Républicains et les conservateurs que chez les Démocrates et les progressistes. Mais tous sont des citoyens qui méritent qu’on prenne en considération leur point de vue plutôt que de le rejeter a priori.

 

Dès 2002, un sondage commandé par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec révélait qu’à peine la moitié des Québécois estimaient que les médias disent la vérité. On y apprenait aussi que plus des deux tiers des répondants considéraient que les journalistes travaillent avant tout pour l’intérêt de leur média ou pour leur intérêt personnel. Seulement 26 % jugeaient qu’ils travaillent pour l’intérêt public avant tout.

 

Des résultats similaires ont été obtenus lors d’enquêtes annuelles menées pour la Chaire de recherche en éthique du journalisme de l’Université d’Ottawa. Elles révélaient qu’entre 45 % et 53 % des répondants doutaient que les journalistes puissent résister aux pressions des partis politiques, du pouvoir politique ou encore aux pressions de l’argent.

 

En 2008, dans le cadre des travaux d’un groupe de recherche consacré à la communication publique, des citoyens pourtant très intéressés par l’information ont révélé leur perplexité et leur désenchantement face aux textes et reportages qui leur étaient servis au quotidien. Ils exprimaient alors une critique probablement trop vive pour être prise au sérieux par les journalistes, si tant est que ces derniers y ont accordé une quelconque importance. En effet, alors qu’ils invitent les « conspirationnistes » de tous poils à « écouter la science », les journalistes sont paradoxalement très réticents à prendre en compte les recherches scientifiques les concernant.

 

Par ailleurs, bon nombre de journalistes sont eux aussi désenchantés du travail qu’ils peuvent réellement accomplir, comme l’a révélé une recherche de 2008 menée auprès de 385 journalistes québécois. L’enquête révélait un malaise, sinon une détresse professionnelle causée par l’autocensure, l’autopromotion et le détournement de la mission de service public du journalisme afin de satisfaire la soif de profit des actionnaires et dirigeants d’entreprises, surtout chez Québecor faut-il préciser. Elle révélait que les journalistes aimeraient faire un meilleur travail, mais qu’ils en sont souvent empêchés, non par les lois, les annonceurs ou la partisannerie politique, mais par leur propre entreprise de presse.

 

Plus récemment encore, dans le cadre de ses sondages annuels sur la confiance envers différentes professions, la firme Léger confirmait que seulement 54 % des Québécois faisaient confiance aux journalistes, un taux similaire ou un peu meilleur que ceux des années antérieures. Les très rares enquêtes qui enregistrent un taux élevé sinon surévalué de confiance posent des problèmes épistémologiques ou méthodologiques de nature à les mettre en doute, comme je l’ai souligné ailleurs.

 

Vers un dialogue réel

Malheureusement, bon nombre de médias et de journalistes ont ignoré ces signaux d’alarme, préférant une forme de déni ou d’indifférence digne des décennies où le public n’avait pas la possibilité de faire entendre publiquement ses récriminations. Il fut un temps en effet où l’insatisfaction et les critiques des citoyens pouvaient être tenues à l’écart du débat public car les médias détenaient le pouvoir de leur accorder (et surtout interdire) l’accès à l’espace médiatique.

 

Avec Internet et les médias sociaux, il n’est plus possible de les ignorer. Les mécontents qui se croyaient seuls et marginaux se rendent compte qu’ils sont des centaines de milliers à douter. Qu’ils aient tort ou raison est accessoire dans la mesure où leurs perceptions leur paraissent aussi sincères que justifiées. Et ce n’est pas en les raillant, en les insultant et en les méprisant que les journalistes vont réussir à les persuader qu’ils font erreur et induire chez eux un quelconque changement d’attitude.

 

En réalité, tout changement devrait se faire à l’avantage de tous - et de la qualité de la vie démocratique avant tout - quitte à ce que cela nécessite des modifications perceptibles dans les pratiques journalistiques : moins de cynisme, plus de rigueur, davantage de pertinence, moins d’opinions et plus de faits vérifiés. Il faudrait également davantage d’imputabilité comme le souhaite le public, plutôt que des dispositifs d’autorégulation peu autonomes, peu crédibles et sans conséquence réelle pour les journalistes fautifs.

 

Ce ne sont pas les plaidoyers pro domo et la multiplication d’entrevues et de textes dépourvus de toute autocritique qui vont changer la tendance inquiétantes observée depuis quelques années. Si la complaisance était une réponse efficace, cela se verrait dans les enquêtes d’opinion comme sur le terrain.

 

Si on doit impérativement sensibiliser et éduquer nos concitoyens à mieux connaître et mieux respecter l’importance démocratique des journalismes (car il y a plusieurs sortes de journalismes en réalité), il y a aussi une nécessité pour les journalistes de tourner le dos à une certaine pudeur corporatiste qui décourage toute ouverture à la critique.

 

Bien entendu, les journalistes pourraient se consoler en se disant que les médias sont victimes d’une crise de confiance qui touche toutes les grandes institutions sociales depuis les années 1970 : gouvernements, justice, églises, armée, etc. Mais cela ne règle aucunement les conflits réels qu’ils ont avec les publics qu’ils prétendent pourtant représenter, et dont ils tirent leur légitimité sociale.

 

Cette légitimité est d’autant plus importante que les fonds publics contribuent maintenant directement et indirectement au financement de presque tous les médias publics, privés et coopératifs. Cela devrait en soi plaider pour l’instauration d’un dialogue franc et la recherche d’un nouveau contrat social, sur la base de données probantes venues de la recherche scientifique et d’un engagement renouvelé quant au respect de l’éthique et de la déontologie du journalisme. Pour agir de façon optimale, il faut mieux comprendre les raisons et les déraisons de la colère contre les médias d’information et leurs journalistes.

 

Il est permis, finalement, de croire qu’on puisse progressivement atténuer la gravité de la méfiance et du conflit en encourageant un dialogue sans complaisance ni hostilité. Pour cela, il faudrait aller à la rencontre de nos concitoyens, même des plus défiants.

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