dimanche, mars 25, 1990

Qui mène au Québec?

Extraits de la conférence de Marc-Yvan Côté, alors ministre québécois de la Santé et des Services sociaux, lors du colloque
de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, le 25 mars 1990.


Salutations
(...) Si les gens du pouvoir politique et les gens des médias se côtoient quotidiennement, il est rare qu’ils puissent réfléchir et échanger sur la dynamique de leurs rapports.

(...)

Mon propos se veut franc et direct. Je considère humblement posséder une expérience significative du pouvoir politique et des relations avec les médias. Ce n’est pas non plus la première fois que j’exprime mon opinion sur le sujet.

(...)

C’est d’abord pour ceux et celles que l’on doit servir, tant en politique qu’en journalisme, que j’ai accepté d’intervenir dans un tel débat. Nos actions doivent être subordonnées à l’intérêt général de nos concitoyens. Sans eux nos rôles respectifs n’ont aucun sens...

(...)

Mais ce matin, il ne s’agit pas de disserter sur les formes de pouvoir en société démocratique. La question qui nous est posée vise bien plus à débattre de nos rôles, notamment celui de la presse, dans la dynamique presse-gouvernement.

Cette notion de rôle est majeure pour moi. C’est sur cette base que l’on peut juger la qualité du travail effectué dans la dynamique qui nous occupe. On ne peut juger le travail journalistique en le comparant au travail politique. Les conditions d’exercice du journalisme diffèrent de celles du politique. Pour bien évaluer la performance de chacun de ces pôles, voire antagonistes, il nous faut les situer dans leurs rôles respectifs.

Je vais donc débuter mon exposé en situant le plus brièvement et le plus clairement possible ce que je considère être nos rôles respectifs. Dans un second temps, je tenterai d’expliquer ce que je crois être les carences du journalisme actuel, carences qui peuvent être définies ainsi:
- amenuisement marqué du respect des genres journalistiques et des conditions et exigences du respect du droit à l’information;
- prise en compte croissante des intérêts et préjugés journalistiques dans le traitement de l’information au mépris de l’intérêt général de la population.

... je tiens à vous assurer... qu’il ne s’agit pas pour moi de régler quelque compte que ce soit... je ne crois pas que les carences que je déplore soient toujours dues à de la mauvaise volonté de la part des professionnels de l’information. Plusieurs éléments entrent en ligne de compte, dont l’évolution du système d’information médiatique et les conditions de production journalistique. Cependant, si les journalistes font bien leur travail, il nous faut admettre que le journalisme va mal... ou qu’une mauvaise tendance semble s’installer. (...)

Rôle de la presse


C’est par la nécessité des échanges d’information entre les gouvernants et les gouvernés que l’information publique s’est développée. L’apparition de la notion d’information publique est indissociable de celle de l’opinion publique et de ce que Francis Balle, spécialiste de la sociologie de l’information, appelle la «constitutionnalisation progressive de l’État».

La presse... est le produit de la conjonction des développements techniques et de l’accroissement des revenus et du niveau d’instruction de nos sociétés.

La presse est rapidement devenue un élément fondamental de la communication politique. Les plus vieux parmi nos journalistes se souviennent du rôle de la presse, notamment la presse écrite, dans la transmission des débats parlementaires et de l’assujettissement des médias aux pouvoirs politiques. D’ailleurs, nos journaux avaient tous leur couleur politique...

Aujourd’hui, nous avons une presse plus indépendante, plus critique et plus dynamique. Contrairement à certains pays d’Europe où les journaux doivent se situer ou se définir dans l’éventail politique, notre presse se veut critique sous une certaine neutralité. Même le journal Le Jour se voulait neutre...

Nous avons aussi des partis politiques plus démocratiques et un appareil gouvernemental plus ouvert. Peut-être pas encore assez ouvert au goût de certains, mais pour peu que l’on cherche, tout se trouve. Il y a la Loi d’accès à l’information et une multitude de documents publics regroupant une quantité phénoménale d’informations à caractère public.

Le droit à l’information, la liberté d’expression, l’accessibilité des sources de l’information, la notion d’intérêt public... sont des concepts dont l’expression a évolué rapidement. L’instauration en Angleterre du Conseil de presse, appelé à l’origine Conseil général de la presse, est le fruit d’une commission d’enquête sur la presse... Il s’agissait de freiner certains «écarts de conduite» et procéder à une autorégulation... cela a permis depuis de dégager les principes d’une déontologie de l’information.

Au Québec, nous avons notre Conseil de presse depuis 1973. Malgré des moyens que je juge limités, il s’est appliqué à faire un travail plus qu’utile. Il a dégagé dans plusieurs publications les droits et les conditions d’existence d’une presse libre. Il reçoit aussi régulièrement des plaintes de la population en regard de la presse. Il les analyse et donne son avis.

Le rôle du journaliste consiste à informer le public en lui présentant une «information complète et conforme aux faits et événements». Le Conseil de presse parle de la rigueur intellectuelle et professionnelle dont doivent faire preuve les médias et les journalistes. Cette rigueur intellectuelle est «synonyme d’exactitude, de précision, d’intégrité, et de respect des personnes, des événements et du public».

Et le Conseil d’ajouter: «Ils (les médias et journalistes) doivent faire preuve d’une extrême vigilance pour éviter de devenir, même à leur insu, les complices des personnes ou des groupes qui ont intérêt à les exploiter pour imposer leurs idées au détriment d’une information complète et impartiale.»

Évidemment, l’information ainsi transmise subit un traitement journalistique, ce traitement découle de certains genres journalistiques... la règle des genres est importante et à ce chapitre, le Conseil de presse du Québec définit la nouvelle, le reportage et l’analyse ainsi:
«Les professionnels de l’information doivent s’en tenir à rapporter les faits et à les situer dans leur contexte sans les commenter. Ils doivent respecter l’authenticité et la provenance de l’information afin de ne pas induire le public en erreur sur la vraie nature des situations ou encore sur l’exacte signification des événements.»

L’homme ou la femme politique ont aussi un rôle à jouer... L’élu est d’abord un politique. En ce sens, il est partisans d’une idéologie, d’une vision de société. En démocratie, il est confronté au jugement populaire... La persuasion est sa seule arme... elle est aussi un instrument légitime de la démocratie.

Les décideurs politiques doivent apprendre à travailler avec les médias... Les ministres ont tous des attachés de presse. Historiquement recrutés chez les journalistes, ces conseillers se recrutent maintenant davantage auprès des spécialistes des communications et des sciences du comportement, car l’information publique déborde largement la seule notion de presse. Chez les spécialistes, les médias deviennent un moyen, certes important, mais seulement un moyen parmi d’autres pour informer le public. Ces individus ne sont pas là pour «tronquer» les faits mais pour les «manager».

Dans nos sociétés modernes, la communication est un processus complexe. Les relations médiatiques ont aussi évolué... vous avez des besoins techniques et il faut voir les attachés de presse se faire parfois engueuler lorsque, techniquement parlant, vous n’êtes pas à votre aise. Et vous avez des horaires... il ne faut pas avoir une communication importante à vous transmettre le vendredi après-midi, à moins que l’on veuille réduire son importance...

(...)

Aujourd’hui, la presse n’est plus indispensable dans le processus d’information des activités de l’Assemblée nationale et des ministères. L’évolution des techniques et des ressources en communication ont modifié le rôle des médias. Dans le cadre d’un colloque sur la presse et le Parlement tenu en 1980, Richard Daignault, alors correspondant du Soleil à Ottawa, résumait ainsi cette évolution du rôle de la presse:
«...le journaliste ne vit plus dans un contexte d’indispensabilité. Il n’est plus aussi intimement lié à l’intérieur de la machine gouvernementale. Sa transition d’un poste intra muro à un poste extra muro le porte aujourd’hui à se prêter de plus en plus à l’observation et à l’analyse des récriminations et des problèmes des administrés».

Plusieurs croient que cette évolution du rôle journalistique est la cause du conflit presse-politique. Personnellement, je ne vois pas là un problème tant que les règles de la pratique journalistique sont respectées...

Les tares journalistiques


Liberté journalistique


Le Conseil de presse définit ainsi le «libre exercice du journalisme»:
«L’attention qu’ils (les médias et les professionnels de l’information) décident de porter à un sujet particulier relève de leur jugement rédactionnel. Le choix de ce sujet et sa pertinence, de même que la façon de le traiter, leur appartient en propre».

(...) L’agenda-setting appartient à la presse et il faut voir les prouesses que développent nos attachés de presse pour tenter de «faire l’événement». Les politiciens ne contrôlent pas, ou assez difficilement, les political issues...

Cela ne me dérange pas en soi. Cependant, je ne crois pas que ces choix répondent à des critères précis. Très souvent, les intérêts personnels du chef de pupitre ou du journaliste, leur idéologie personnelle ou leurs préférences semblent entrer largement en ligne de compte. Il y a aussi les intérêts du médium: hausse du tirage, de la cote d’écoute ou de la notoriété, et dans le cas de la télévision, médium leader dans le domaine de l’information, la disponibilité de l’image, car à la télé, les nouvelles intéressantes sont imagées. Le téléjournal est d’abord de la télé avant d’être un journal. On dit que l’image vaut mille mots, en réalité elle vaut mille sensations. La nouvelle est souvent réduite à un «bas de vignette». La notion d’intérêt public semble souvent éclipsée ou subordonnée à d’autres considérations. Le désir de «faire la nouvelle» semble souvent plus important que le besoin de bien informer le public. On coule tranquillement... vers le sensationnalisme.

Quant à la façon de traiter la nouvelle, elle appartient tellement au journaliste, qu’un de mes anciens collaborateurs pouvait prédire assez adroitement la façon dont «sortirait la nouvelle» uniquement en analysant les journalistes présents à l’événement de presse.

Cette liberté dans le traitement amène certains journalistes à ne même plus tenir compte de la version de celui ou celle qui fait l’objet de la nouvelle. Très souvent, on nous prête des intentions, on explique les causes profondes de nos actions sans même que l’on soit consulté. Plus libre que cela, c’est du totalitarisme!

Je ne suis pas contre cette liberté dans l’exercice journalistique. Je ne prétends absolument pas qu’il faille la contrôler ou la diminuer. Il me semble toutefois que la profession devrait y trouver matière à réflexion. Sans être une simple courroie de transmission, il me semble que le journaliste doit respecter l’objectif de communication de celui qui communique, du porteur du message. La déclaration d’un ministre est rarement de la nouvelle mais plutôt de la matière à fabriquer de la nouvelle.

Non seulement on tend vers le sensationnalisme, mais une certaine forme de vedettariat semble s’immiscer au sein de la profession. C’est comme si le messager devenait plus important que le message. Je crois que le journaliste doit s’effacer devant la nouvelle. Que les journalistes de la presse écrite aient leur petite photo ou que l’on entrevoie ceux de la presse télévisée, cela peut toujours aller. Mais nous observons une tendance à montrer de plus en plus le journaliste, tantôt posant sa question, tantôt réagissant du sourcil aux propos tenus par la personne «interviewée». Et j’ai même remarqué dernièrement une chose qui m’a surpris: une journaliste interviewait une autre personne. Le nom de la journaliste est apparue au bas de l’écran bien avant que l’on puisse voir apparaître le nom de «l’interviewé».

(...)

Les faits


Un second problème, à mon sens, concerne le rapport des faits. (...) Mais souvent, les faits ne sont pas tous rapportés. Si la presse accuse le politique d’embellir les faits ou de ne pas tout dévoiler, certains journalistes taisent allègrement des faits. Le problème est que la vérité ne résulte pas de «mensonges» opposés, et si les faits sont importants, leur mise en contexte l’est tout autant, sinon plus. Certes, les conditions de production journalistique ont leurs limites. Toutefois, la vérité ne doit pas en faire les frais.

Le commentaire


Si le commentaire a sa place dans certains genres journalistiques, il est proscrit dans la nouvelle, le reportage ou l’analyse. Pourtant, le commentaire semble de plus en plus devenir une mode, particulièrement dans la nouvelle télévisée. Commentaire souvent gratuit, qui n’ajoute rien à la compréhension des faits et qui forme davantage qu’il informe. Commentaire qui, cela va sans dire, est très rarement favorable au personnage politique.

Si les faits sont bien rapportés, le commentaire est inutile à la bonne compréhension du public. Si par contre le compte-rendu factuel est déficient, le commentaire devient à mon avis insidieux.

Parfois, le commentaire frôle la «diffamation par allusion». (...) Les reportages que je qualifierais d’insidieux passeraient sans problème le jugement strictement légal. Aucun juge ne vas condamner l’utilisation du conditionnel passé, sauf que dans l’opinion publique, le mal est le même.

Il existe aussi une insinuation de mise en page ou d’image. Cette lecture est très difficile à faire pour un juge, mais des spécialistes de la question pourront vous dire que le choix d’une photo, d’un titre, de l’absence ou de la présence de guillemets dans un titre, le choix d’une mise en page ou des images télés ont une influence tout aussi grande et importante que le contenu à proprement parler. C’est d’ailleurs à peu près la seule chose que retient le lecteur ou l’auditeur moyen.

Le problème avec les médias, c’est que le mensonge ou la rumeur, tout comme la vérité, deviennent des réalités pour le récepteur-public. (...)

Dans ce cas, le journaliste devient arbitre. Quelqu’un fait une déclaration et le journaliste vient dire ce qu’il faut comprendre. En communication politique, cela s’appelle le spin doctor. C’est pourquoi aussi lors des débats politiques entre les chefs, le traitement des journalistes qui assistent à ce «combat» est si important. Le second combat est celui des relationnistes de presse. Discussions avec les journalistes et animateurs, et supervision du choix des commentateurs et participants devant faire les analyses, car le public est davantage influencé par les commentantes que font les médias très peu de temps après l’événement que par les performances des belligérants.

La partisanerie structurelle


Enfin, il existe au sein de la presse une certaine «partisanerie structurelle». Attention, je n’accuse pas les journalistes d’être «péquistes». C’est plus complexe que ça. Je fais référence à des notions de psychologie sociale, au phénomène des groupes d’appartenance et des groupes de référence. Les journalistes sont en concurrence mais demeurent d’abord des «associés-rivaux». Les quelques enquêtes effectuées auprès des journalistes ont tracé certains profils relativement homogènes de ces professionnels de l’information. Cela est normal, c’est un phénomène naturel. Personne ne va se surprendre qu’un médecin partage les idées de ses collègues médecins... La même chose existe au sein des journalistes. La différence, c’est que le journaliste a une responsabilité importante dans le processus démocratique. Il ne doit pas faire intervenir de «parti pris» dans le traitement de la nouvelle. Certains diront qu’à défaut d’être objectif, il faut être honnête. Avec les politiciens, cette honnêteté se traduira souvent par une gifle et une caresse en alternance. Pour d’autres, c’est la distribution de claques à parts égales entre les formations politiques. Règle générale, la nouvelle politique est rarement positive.

Parfois, on a l’impression que le «chien de garde de la démocratie» cherche à mordre. Pas toujours pour exercer son rôle de gardien, mais aussi pour se nourrir. Pourtant, le journaliste ne représente le public que dans la mesure où il voit et entend pour lui. Le public n’envoie pas un borgne pour lui dire ce qui se passe. Il n’envoie pas non plus un «contre».

Certains journalistes considèrent que l’on cache des choses, non pas qu’on ne dit pas tout, plutôt parce que nous serions foncièrement malhonnêtes. (...)


Conclusion


Les politiciens disent rarement ce qu’ils pensent des journalistes et des médias. Mais ils sont attentifs et ils ne sont surtout pas naïfs.
Le journaliste et le politicien peuvent avoir des récriminations réciproques. Toutefois, ces dernières doivent être évaluées et appréciées dans le contexte de nos rôles respectifs.

Le politique est partisan, non pas parce qu’il veut tromper les autres, mais simplement parce qu’il possède des opinions politiques et qu’il les considère les meilleures.

C’est aussi le travail du politique de faire des choix et de les expliquer. Et c’est le travail du journaliste de rapporter correctement les faits. Il n’a pas à y introduire son commentaire ou son point de vue; il n’a pas à être partisan. Il doit bien renseigner le public sans chercher à démontrer quelque chose ou prouver ses partis pris.

Par ailleurs, toute expression du pouvoir est certes partisane de quelque chose. Le pouvoir de la presse est réel. Mais l’expression de ce pouvoir n’est légitime que dans la mesure où la presse est partisane du droit du public d’être objectivement et honnêtement informé.

L’homme ou la femme politique est choisi par ses concitoyens... c’est à eux que l’on doit rendre des comptes et ce n’est surtout pas sur leur dos que l’on doit régler des comptes.

Le politique, comme le journaliste, est subordonné au bien commun, à l’intérêt général. La différence entre les deux, c’est que l’échéance électorale le rappelle constamment au politique. Et malheureusement, notre point commun consiste en la faible crédibilité que nous accordent nos concitoyens.

Il existe un conflit de rôle entre le politique et le journaliste, une interdépendance mutuelle aussi. La population y gagne tant que le conflit reste honnête. Le problème est que le conflit ne résulte pas toujours du sujet traité mais d’un préjugé personnel.

Il y a une différence entre le politique et le politicailleur. Il existe aussi une différence entre la critique et le critiqueur, entre l’information et la démonstration