Analyse publiée dans le quotidien Le Devoir, samedi 31 juillet 2004, p. b5
Marc-François Bernier
(L'auteur a été l'expert de M. Gilles Néron en matière d'éthique et de déontologie du journalisme)
En insistant sur le contenu, la méthodologie et le contexte pour juger si les journalistes ont commis ou non une faute entraînant leur responsabilité civile, la Cour suprême du Canada n'invente rien sur le plan des principes journalistiques. Au contraire, elle rappelle aux journalistes les obligations qui se trouvent depuis longtemps dans leurs propres codes de déontologie.
Ces codes prescrivent aux journalistes non seulement l'obligation de dire la vérité dans le but de servir l'intérêt public, mais ils prescrivent aussi de le faire de façon rigoureuse, équitable et intègre afin de ne pas dénaturer les événements et de ne pas nuire injustement aux individus.
En somme, il ne suffit pas simplement de faire une sélection d'éléments véridiques, mais il faut aussi que l'impression globale laissée au public soit conforme à la vérité. Les reportages ne doivent pas contenir des omissions de nature à dénaturer l'événement qui est raconté. Il faut aussi que les reportages favorisent le droit du public à l'information et ne soient pas avant tout motivés par un désir de régler des comptes.
Jeudi, la Cour suprême a consacré ces normes journalistiques au même titre qu'elle oblige les autres acteurs sociaux à respecter les normes qui gouvernent leurs pratiques. Les juges de la Cour suprême, comme ceux des tribunaux inférieurs et, dans une certaine mesure, comme l'ombudsman de la SRC, sont d'avis que les journalistes ont transgressé leurs propres normes.
En janvier 1995, les journalistes de la SRC mis en cause ont sélectionné deux informations inexactes parmi les cinq motifs que Gilles Néron leur soumettait pour justifier d'obtenir un droit de réplique à la suite d'un reportage biaisé et incomplet diffusé en décembre 1994, au sujet de la Chambre des notaires du Québec.
Au lieu de laisser à M. Néron le temps de corriger ses erreurs, comme ils s'y étaient engagés explicitement, ils ont précipité le reportage, qui a fait mal paraître celui qui avait osé les critiquer. Néron a en quelque sorte été piégé en croyant obtenir un délai pour vérifier ses informations. Cela n'était pas équitable.
Les deux informations inexactes étaient contenues dans une lettre manuscrite que Gilles Néron avait acheminée aux journalistes de la SRC. Cette lettre n'était nullement la réplique de la Chambre des notaires du Québec, contrairement à ce que laissait entendre le reportage du 12 janvier 1995. Il s'agissait d'une demande de M. Néron pour obtenir éventuellement un droit de réplique, demande écrite de sa main car une journaliste ne donnait pas suite à ses appels téléphoniques.
Ce que la Cour suprême a sanctionné jeudi, c'est en quelque sorte l'abus de pouvoir, le manque d'équité et la sélection biaisée d'informations véridiques qui ont laissé une impression trompeuse chez le public en plus de nuire à la réputation de M. Néron. Ils ont aussi puni les motivations des journalistes, qui ont profité des ondes pour régler des comptes.
Du même souffle, les juges soutiennent que les journalistes qui font bien leur travail et respectent leurs normes professionnelles sont protégés par la loi, même quand ils diffusent par inadvertance (et non par négligence ou par malice) des informations qui seraient erronées.
Ce qui est un peu ironique ici, c'est que la Cour suprême a appliqué à la SRC la même médecine que la Cour d'appel du Québec en 1994. Le juge Lebel avait alors jugé que les journalistes avaient une obligation de moyens (et non une obligation de résultats) dans leur travail et que leurs responsabilités ressemblaient à celles des ordres professionnels. Pour se défendre contre une poursuite en diffamation, les journalistes devaient démontrer qu'ils avaient respecté les règles de l'art de leur profession. À l'époque, cela avait permis à Radio-Canada de gagner sa cause. Il y a quelques jours, le même raisonnement a joué contre la SRC.
Je ne suis pas surpris des réactions musclées de journalistes et de certains avocats spécialisés dans la défense des médias à la suite de cette décision importante. Chacun défend ses convictions et ses intérêts, certes, mais certains raccourcis simplifient à outrance. Cela alimente l'illusion que les journalistes sont victimes de la loi alors que, dans le présent cas, ils sont victimes de leur turpitude.
En ce qui concerne l'ampleur des dommages-intérêts que la SRC doit verser à Gilles Néron, il faut savoir qu'ils ne comblent pas les pertes financières que celui-ci a subies depuis 10 ans et qu'il devra subir encore pendant plusieurs années puisqu'on peut douter de sa capacité de trouver un emploi de relationniste. Le montant des dommages est en quelque sorte révélateur de la capacité de nuire des médias quand le travail ne correspond pas aux normes professionnelles.
Le respect de ces normes protège les individus d'un traitement médiatique injuste, garantit le droit du public à une information de qualité et oblige les médias à y consacrer davantage de ressources.