Responsabilité ou censure: Mahomet et les médias
Marc-François Bernier (Ph.D.)
Professeur agrégé
Département de communication
Université d’Ottawa
mbernier@uottawa.ca
L’auteur est un expert en éthique et en déontologie du journalisme. Ce texte a été publié dans le quotidien Le Droit (Ottawa), le mercredi 8 février 2006, à la demande de l'éditorialiste Pierre Jury.
Devant la violence et l’irrationalité de l’intolérance religieuse, il est préférable d’être responsable, quitte à paraître « lâche », que de provoquer davantage et multiplier les victimes innocentes.
Il n’y a pas de réponse parfaite au dilemme de publier ou non les caricatures du prophète Mahomet qui offensent bon nombre de musulmans, mais il peut y avoir des réponses plus ou moins responsables. Sur le plan des principes, l’affaire est rapidement jugée en faveur d’une liberté absolue, c’est dans la réalité concrète que tout se complique. En effet, ceux qui décident de publier de telles caricatures, au nom de la liberté d’expression, ne peuvent nier qu’ils auront une part de responsabilité s’ils enflamment des esprits qu’ils savent prêts à tout, même au meurtre.
Avant tout autre considération, il faut affirmer sans réserve qu’aucune croyance morale ou religieuse ne peut justifier l’intimidation, la haine, les menaces et encore moins les attaques criminelles ou terroristes. Les leaders musulmans ont l’obligation de contenir les débordements d’agressivité d’inspiration religieuse. Ils doivent encourager le dialogue avec l’Occident qui a largement réussi à dompter ses folies religieuses qui ont été meurtrières, notamment au temps des Croisades chrétiennes au Moyen Orient.
Ceci étant dit, publier aujourd’hui les caricatures de Mahomet par bravade, par simple souci d’affirmer sa liberté d’expression ou pour l’honneur machiste de la provocation n’est pas en soi une justification morale.
Les premiers qui ont diffusé ces caricatures ne savaient peut-être pas que cela engendrerait une telle réaction et il est bien difficile de leur faire porter une grande part de responsabilité dans les événements qui ont suivi. Mais ceux qui veulent maintenant les imiter ou les appuyer en répétant le geste savent les risques que cela fait peser sur eux tout d’abord, mais aussi sur des tiers innocents. Ces derniers ne se sont pas portés volontaires pour devenir les victimes d’une croisade pour la liberté d’expression et son prolongement, la liberté de presse. Il est trop facile de défendre ses libertés individuelles ou professionnelles en en faisant payer le prix aux autres.
Avant de décider si on publie ou non de telles caricatures, il faut soupeser les valeurs et principes qui s’affrontent, soit le respect des croyances religieuses et la liberté d’expression. Il faut aussi tenir compte des conséquences prévisibles et probables. Le journal qui déciderait de diffuser de telles caricatures ne peut plaider l’ignorance et devra assumer sa part de responsabilité pour les explosions de violence que cela alimentera, et pour les innocentes victimes qui tomberont dans un combat qu’elles n’ont pas choisi.
Le dilemme est de savoir si on peut publier ou non de telles caricatures qui offensent des centaines de millions de musulmans et au nom de quoi faudrait-il le faire. Compte tenu des conséquences probables et prévisibles, cette décision ne peut pas être un simple caprice. Au contraire, il faut avoir de solides arguments, ce qui nécessite de répondre aux questions suivantes.
On doit se demander en quoi cette diffusion comble un réel besoin d’informer, ou en quoi cela sert-il l’intérêt public ? On doit soupeser ce qui importe le plus, affirmer le principe fondamental de la liberté qui n’est pas foncièrement menacé ici ou protéger des vies ? Y a-t-il d’autres moyens d’affirmer la liberté d’expression sans risquer des conséquences graves ? En quoi ne pas publier brime réellement la liberté ? Faut-il nécessairement faire tout ce que permet la liberté, ou bien est-il préférable de se restreindre volontairement, dans certaines circonstances ? La liberté individuelle doit-elle s’exercer sans égard aux risques collectifs que cela suppose ? Est-il possible de saisir cette crise pour faire avancer la compréhension et la tolérance mutuelles ? Ces questions vont générer des réponses diverses et chacun pourra adopter le comportement de son choix.
Il n’est pas question de censure ici, puisque la censure interdit en imposant le silence. De toute façon, on peut tous voir ces caricatures sur Internet. La justification de publier ces caricatures offensantes est donc moins élevée pour les médias traditionnels alors que les risques demeurent les mêmes.
Sans doute est-il important de ne pas abandonner les libertés chèrement acquises. Mais faire des choix responsables, c’est aussi affirmer sa liberté. Il existe certainement de meilleurs combats que celui-ci pour qui veut protéger la valeur positive de la liberté d’expression et la liberté de presse.
Finalement, le sens commun incline à distinguer les caricatures humoristiques de celles qui laissent croire que Mahomet encourage le terrorisme. Toutes les caricatures n’ont pas le même poids et cela doit aussi être pris en compte, par tous les protagonistes.