Les enjeux éthiques du journalisme
en milieu minoritaire francophone au Canada
Communication prononcée dans le cadre du colloque
Les journalismes : réalités plurielles, éthique commune ?
Université d’Ottawa
8 mai 2010
Par Marc-François Bernier (Ph. D.)*
La littérature est rare en ce qui concerne le journalisme en milieu minoritaire. Plus particulièrement, au Canada français, Watine (1993) avait conclu que les pratiques journalistiques en Acadie étaient largement militantes. Pour sa part, Corriveau (1998) a observé que les sources institutionnelles franco-manitobaines s’attendent à ce que les journalistes participent à la défense et à la promotion des intérêts de la communauté franco-manitobaine.Somme toute, on ne sait pas grand chose du journalisme francophone en milieu minoritaire, encore moins en ce qui concerne les aspects normatifs du métier dans un tel contexte.Nous proposons de combler partiellement ce vide en présentant une étude inédite sur les enjeux et les défis éthiques du journalisme francophone en milieu minoritaire canadien. Dans le cadre de la présente contribution, nous explorerons des aspects liés à la proximité et aux attentes des communautés francophones hors Québec.
Problématique
Les journalistes qui œuvrent au sein de communautés francophones hors Québec se retrouvent dans des situations conflictuelles où, selon les normes déontologiques reconnues, ils doivent agir comme des observateurs neutres et intègres afin de bien informer leurs publics, alors même que leur communauté leur demande souvent d’être des promoteurs, compte tenu des conditions sociologiques et linguistiques qui les caractérisent.
Notre recherche s'intéresse notamment à une notion complexe, soit la pression communautaire en milieu minoritaire, où les aspects linguistiques (associés en partie à la survie de la communauté francophone) et économiques (plusieurs des médias francophones hors Québec ont peu de ressources) influencent la couverture journalistique.
La pression communautaire est un concept que j’utilise pour illustrer le réseau d’influences qui pèse particulièrement sur les journalistes en milieu minoritaire. Elle est moins lourde que la pression sociale, et plus subtile aussi. Elle n’a rien à voir avec une chape de plomb ou un quelconque déterminisme sociale, moral ou religieux. Elle n’est pas non plus la soumission à l’autorité, ni un conformisme stricte. Elle résulte en bonne partie de la perception qu’ont les acteurs des attentes de leur communauté, cette perception reposant sur leur expérience concrète, et influence leurs pratiques professionnelles.
Cette pression se manifeste surtout lors des interactions des journalistes avec leurs sources, leurs publics élargis (souvent indifférenciés) et leurs publics restreints (amis, famille, etc.). La pression communautaire favoriserait des modèles de journalistes tantôt promoteurs, tantôt militants ou activistes, pour reprendre les catégories de Zabaleta et al. (2008).
Méthodologie
Le corpus est constitué de 153 journalistes, dont 58,2 % d’hommes (89 hommes vs 64 femmes). La répartition des groupes d’âge nous indique que près de 55 % des journalistes ont entre 18 et 35 ans, ce qui en fait une population professionnelle jeune, alors que seulement 9,2 % ont 56 ans et plus. Près de 40 % des répondants ont entre 0 et 5 ans d’expérience contre seulement 16,3 % qui totalisent au moins 21 ans d’expérience.
La télévision, la radio et la presse hebdomadaire sont les principaux médias pour lesquels œuvrent les journalistes de notre étude. Sur le plan géographique, nous avons droit à un éventail de toutes les provinces et territoires à l’exception du Yukon. Les deux provinces qui détiennent le plus de francophones hors Québec, soit l’Ontario et le Nouveau-Brunswick, regroupent plus de 60 % de nos répondants.
Les attentes des communautés
Comme la littérature nous apprend que les communautés minoritaires ont des attentes particulières envers leurs journalistes, nous avons voulu vérifier quelle était la perception des journalistes face à certaines attentes.
Une proposition générale à cet effet est la suivante: Je dois adapter mon travail de journaliste aux attentes de ma communauté. Avec une note moyenne de 3,32 sur 7, on peut dire qu'elle est réfutée par la majorité de nos répondants, mais qu'il y a tout de même ambigüité pour une importante minorité.
On a aussi demandé si Les attentes de la communauté francophone où je travaille, envers les journalistes francophones, sont plus grandes que les attentes de la communauté anglophone envers leurs journalistes. Cette proposition reçoit un score favorable de 4,24 sur 7. On note également que les valeurs 5 à 7 sont choisies par 47 % des répondants contre 34,6 % pour les valeurs 1 à 3.
À ce sujet, les journalistes favorables à la proposition manifestent leur soutien avec plus ou moins
de nuances qui témoignent de la diversité des milieux minoritaires et de leur réalité. Des
journalistes insistent pour dire que cela est surtout le lot des leaders des communautés qui les
considèrent comme leurs porte-parole ou leur publicitaires. Cela serait moins ressenti chez les
journalistes de Radio-Canada.
Par ailleurs, il nous a semblé justifié d'y aller d'une proposition générale qui pourrait révéler
l'existence d'un malaise professionnel à l'effet qu'en milieu minoritaire, les attentes de la
communauté sont contraires à ma conception de la mission journalistique. Le soutien envers
cette proposition est des plus mitigés, avec un score moyen de 3,51 sur 7. Néanmoins, on est plus
souvent en désaccord, et de façon plus intense aussi.
La première proposition affirme que L’objectivité n’est pas une valeur importante dans mon travail. Elle est rejetée de la façon la plus catégorique qui soit avec une moyenne de 1,31 sur 7.
Des répondants indiquent que même si leur mission est de rapporter les faits pour aider le public
à se former une idée juste de la situation, ils doivent procéder à une sélection pour ne pas choquer
la communauté. On veut informer, mais il est difficile de résister aux demandes de promotion qui
peuvent aussi venir de l'entreprise de presse.
Questions de proximité
Compte tenu de mon intérêt théorique pour la question de la proximité et des attentes des communautés, il a semblé pertinent d’insister sur des notions telles la subjectivité et l’objectivité, tout en sachant que celles-ci sont, d’une part, des notions contestées (peut-on vraiment être objectif ? qu’est-ce que l’objectivité en journalisme ?) et qu’elles ont, d’autre part, des acceptions multiples, voire contradictoires. On se limitera ici à quelques propositions simples et générales qui pourraient inspirer d’éventuelles recherches supplémentaires.
Questions de proximité
Compte tenu de mon intérêt théorique pour la question de la proximité et des attentes des communautés, il a semblé pertinent d’insister sur des notions telles la subjectivité et l’objectivité, tout en sachant que celles-ci sont, d’une part, des notions contestées (peut-on vraiment être objectif ? qu’est-ce que l’objectivité en journalisme ?) et qu’elles ont, d’autre part, des acceptions multiples, voire contradictoires. On se limitera ici à quelques propositions simples et générales qui pourraient inspirer d’éventuelles recherches supplémentaires.
La première proposition affirme que L’objectivité n’est pas une valeur importante dans mon travail. Elle est rejetée de la façon la plus catégorique qui soit avec une moyenne de 1,31 sur 7.
Il s'agit donc d'une norme professionnelle des plus consensuelles dans un univers médiatique
qu'on dit pourtant de plus en plus tourné vers l'opinion et le commentaire. Néanmoins, certains
auraient préféré se prononcer sur la notion de l’honnêteté, car l'objectivité n'existerait pas. Une
autre question quant à la subjectivé des journalistes va dans le même sens même si elle suscite
des commentaires diversifiés comme vous le verrez dans la version écrite de ma communication.
La proximité, qui favorise des interactions sociales plus soutenues aussi bien avec les sources d'information qu'avec ceux qui sont mis en cause, ne devrait cependant pas faire de sorte qu’En milieu minoritaire, le journalisme doit être plus responsable et imputable que dans d’autres milieux (moyenne de 2,68 sur 7).
La proximité, qui favorise des interactions sociales plus soutenues aussi bien avec les sources d'information qu'avec ceux qui sont mis en cause, ne devrait cependant pas faire de sorte qu’En milieu minoritaire, le journalisme doit être plus responsable et imputable que dans d’autres milieux (moyenne de 2,68 sur 7).
Généralement, nos répondants ne voient rien qui puisse soutenir cette proposition et insistent
pour affirmer qu’ils doivent simplement être aussi imputables et responsables que tous les autres
journalistes. Comme l'écrivent certains, ce n'est « pas parce qu'on est petit qu'on est moins (ou
plus) responsable et imputable », et le journalisme « doit être responsable et imputable peu
importe l'endroit où on pratique »
Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant de constater le rejet important de la proposition selon laquelle Il est légitime de s’autocensurer afin de ne pas nuire à la communauté (moyenne 2,25 sur 7).
Si cela peut passer par des articles et des reportages qui favorisent des entités d'un conglomérat
médiatique, chez les journalistes en milieu minoritaire, les risques sont davantage liés à la
précarité économique de leur média et au manque de ressources qui peuvent les conduire à se
livrer, bien souvent malgré eux, à des activités liées à la publicité.
Nous avons soumis deux propositions qui réfèrent à des pratiques problématiques en matière d'intégrité de l'information. Dans un premier temps, nous avons proposé Il m'arrive d'accomplir des tâches publicitaires (publireportage, révision de textes d'annonces, etc.). Si près de 69 % disent ne jamais le faire, plus de 30 % admettent le faire.
Le phénomène ne peut être considéré marginal et cela démontre que la frontière entre rédaction et publicité n'est pas des plus étanches. Une telle proposition permet de constater que des journalistes sont impliqués dans des tâches publicitaires.
Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant de constater le rejet important de la proposition selon laquelle Il est légitime de s’autocensurer afin de ne pas nuire à la communauté (moyenne 2,25 sur 7).
Ici encore, des répondants réfèrent à leur devoir d’informer comme il se doit leur communauté,
même « si ça peut déplaire à certains (et aux patrons), l'autocensure n'a pas sa place en
journalisme ». D’autres admettent cependant que l’autocensure en milieu minoritaire n’est pas
une fiction.
Questions d'intégrité
Le plus souvent, l'intégrité de l'information renvoie aux situations de conflit d'intérêts qui peuvent être individuels (pouvant favoriser le journaliste ou son entourage immédiat) ou systémiques (pouvant favoriser le média, l'entreprise, les propriétaires, etc.). Dans tous les cas, le droit du public à une information de qualité peut céder le pas au service d'intérêts particuliers.
Questions d'intégrité
Le plus souvent, l'intégrité de l'information renvoie aux situations de conflit d'intérêts qui peuvent être individuels (pouvant favoriser le journaliste ou son entourage immédiat) ou systémiques (pouvant favoriser le média, l'entreprise, les propriétaires, etc.). Dans tous les cas, le droit du public à une information de qualité peut céder le pas au service d'intérêts particuliers.
Nous avons soumis deux propositions qui réfèrent à des pratiques problématiques en matière d'intégrité de l'information. Dans un premier temps, nous avons proposé Il m'arrive d'accomplir des tâches publicitaires (publireportage, révision de textes d'annonces, etc.). Si près de 69 % disent ne jamais le faire, plus de 30 % admettent le faire.
Le phénomène ne peut être considéré marginal et cela démontre que la frontière entre rédaction et publicité n'est pas des plus étanches. Une telle proposition permet de constater que des journalistes sont impliqués dans des tâches publicitaires.
Les principaux défis éthiques du journaliste en milieu minoritaire francophone
Les répondants étaient invités à identifier les principaux défis éthiques du journaliste en milieu minoritaire francophone, ce qui a permis de recueillir 125 commentaires. La première observation est que la proximité avec la communauté est une réelle préoccupation car elle met en cause des normes aussi fondamentales que la neutralité et l'impartialité, normes souvent associées à l'objectivité journalistique, mais aussi à son intégrité en raison de conflits d'intérêts potentiels.
En deuxième lieu, on constate que pour de nombreux journalistes, la question du manque de ressources est identifiée à un enjeu éthique car cela nuit à la qualité de l'information, voire à son intégrité car des journalistes sont parfois affectés à des tâches liées à la publicité et la promotion.
Enfin, certains mentionnent que leurs défis ne sont pas tellement différents de ceux auxquels font face, par exemple, les journalistes québécois.
Conclusion
Les journalistes de notre étude se livrent à un discours collectif qui met en évidence leur sens de l’éthique professionnelle ainsi que leur volonté de résister aux attentes de leurs communautés quand celles-ci sont incompatibles avec les normes journalistiques reconnues. Mais par ailleurs, ils affirment ne pas avoir les ressources nécessaires pour produire de l’information de qualité, et ils sont parfois dans l'obligation, réelle ou ressentie, de faire la promotion des intérêts de leurs communauté.
Les répondants étaient invités à identifier les principaux défis éthiques du journaliste en milieu minoritaire francophone, ce qui a permis de recueillir 125 commentaires. La première observation est que la proximité avec la communauté est une réelle préoccupation car elle met en cause des normes aussi fondamentales que la neutralité et l'impartialité, normes souvent associées à l'objectivité journalistique, mais aussi à son intégrité en raison de conflits d'intérêts potentiels.
En deuxième lieu, on constate que pour de nombreux journalistes, la question du manque de ressources est identifiée à un enjeu éthique car cela nuit à la qualité de l'information, voire à son intégrité car des journalistes sont parfois affectés à des tâches liées à la publicité et la promotion.
Enfin, certains mentionnent que leurs défis ne sont pas tellement différents de ceux auxquels font face, par exemple, les journalistes québécois.
Conclusion
Les journalistes de notre étude se livrent à un discours collectif qui met en évidence leur sens de l’éthique professionnelle ainsi que leur volonté de résister aux attentes de leurs communautés quand celles-ci sont incompatibles avec les normes journalistiques reconnues. Mais par ailleurs, ils affirment ne pas avoir les ressources nécessaires pour produire de l’information de qualité, et ils sont parfois dans l'obligation, réelle ou ressentie, de faire la promotion des intérêts de leurs communauté.
À de multiples reprises aussi, ils évoquent la difficulté d’assurer l’étanchéité entre l’information
et la publicité, ou encore entre l’information et la promotion des causes et des enjeux de la
communauté.
On est témoin d’un discours qui oscille entre la légitimation de leur travail en même temps qu’il
en reconnaît la fragilité et les imperfections structurelles. Un discours où se mêlent la mise en
valeur du métier - qui favorise une forme de glorification - et une lucidité qui s’exprime par la
critique d’un état de situation qu’on voudrait bien changer.
Ces constats étant faits, rien ne permet de soutenir que le journalisme en milieu minoritaire est le purgatoire de la profession. Il peut même être un endroit qui favorise la prise en compte de questionnements éthiques trop facilement évacués dans les milieux majoritaires, où les attentes et les droits des citoyens sont parfois ignorés ou marginalisés.
En milieu minoritaire, les préoccupations de la communauté et de ses membres semblent prendre plus de poids, ce qui pourrait humaniser le travail. Au lieu d’encourager une éthique de la conviction insensible aux revendications parfois légitimes des publics, ce journalisme, plus précaire et plus proche, valorise une éthique de la responsabilité dont le plus grand risque, cependant, serait d’être trop compréhensif de revendications douteuses.
Ces constats étant faits, rien ne permet de soutenir que le journalisme en milieu minoritaire est le purgatoire de la profession. Il peut même être un endroit qui favorise la prise en compte de questionnements éthiques trop facilement évacués dans les milieux majoritaires, où les attentes et les droits des citoyens sont parfois ignorés ou marginalisés.
En milieu minoritaire, les préoccupations de la communauté et de ses membres semblent prendre plus de poids, ce qui pourrait humaniser le travail. Au lieu d’encourager une éthique de la conviction insensible aux revendications parfois légitimes des publics, ce journalisme, plus précaire et plus proche, valorise une éthique de la responsabilité dont le plus grand risque, cependant, serait d’être trop compréhensif de revendications douteuses.
* * *
* L’auteur tient à remercier Marie-Hélène Eddie, alors étudiante du second cycle au département de communication de l’Université d’Ottawa, pour sa précieuse collaboration. Ce projet de recherche s'inscrivait dans le programme de recherche de la Chaire de recherche en éthique du journalisme (CREJ) de la francophonie canadienne (2008-2014).
CORRIVEAU, Claire (1998), Pratiques journalistiques en milieu minoritaire : le cas du
Manitoba francophone, Essai de maîtrise, Québec, Université Laval.
WATINE Thierry (1993), Pratiques journalistiques en milieu minoritaire : la sélection et la mise en valeur des nouvelles en Acadie, Thèse de doctorat, Lille, Université de Lille III.
ZABALETA, Iñaki, Nicolás Xamardo,., Gutierrez, Arantza, Urrutia, Santi., Fernández, Itxaso. and Carme FERRÉ (2008), «Beyond Standard Professionalism: Journalism and Language Roles Among European Minority Language Journalists», Paper presented at the annual meeting of the Association for Education in Journalism and Mass Communication, Chicago, IL, Aug 06, 2008, (http://www.allacademic.com/meta/p271653_index.html)
WATINE Thierry (1993), Pratiques journalistiques en milieu minoritaire : la sélection et la mise en valeur des nouvelles en Acadie, Thèse de doctorat, Lille, Université de Lille III.
ZABALETA, Iñaki, Nicolás Xamardo,., Gutierrez, Arantza, Urrutia, Santi., Fernández, Itxaso. and Carme FERRÉ (2008), «Beyond Standard Professionalism: Journalism and Language Roles Among European Minority Language Journalists», Paper presented at the annual meeting of the Association for Education in Journalism and Mass Communication, Chicago, IL, Aug 06, 2008, (http://www.allacademic.com/meta/p271653_index.html)