Par Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur titulaire
Département de communication
Université d’Ottawa
Spécialiste de l’éthique, de la déontologie et de la sociologie du journalisme
(Version originale légèrement modifiée le 7 mai 2020)
(Version originale légèrement modifiée le 7 mai 2020)
Les médias d’information et leurs journalistes forment une institution sociale essentielle à la vitalité démocratique de notre société. Comme toute institution, elle ne peut accomplir son œuvre cruciale que sous le regard critique qui la rappelle, sans complaisance mais sans hostilité, à ses propres obligations eu égard au droit du public à une information de qualité.
Nul ne peut raisonnablement contester le rôle essentiel des médias d’information et de leurs journalistes, hormis certains idéologues extrémistes. Cela est encore plus vrai en temps de crise où le public est avidement à la recherche d’informations factuelles vérifiées et d’intérêt public qui l’aident à se protéger de périls réels, qu’ils soient viraux comme dans le cas de la Covid-19, ou causés par des conflits et diverses violences (terrorisme, criminalité, etc.).
Mais qui peut assumer la tâche ingrate mais et pourtant nécessaire de critiquer les médias, sinon des observateurs extérieurs à la profession? Le faire de l’intérieur est improbable - et risqué - pour diverses raisons.
Parce qu’ils ont des obligations de loyauté envers leur employeur, sont immergés dans leurs contraintes quotidiennes, sont fortement socialisés ou encore par solidarité, sinon par corporatisme, les journalistes sont probablement les moins aptes à exprimer publiquement et franchement une autocritique conséquente.
On retrouve certes ici et là des critiques de circonstance, qui visent plus ou moins précisément des médias et journalistes concurrents, mais rarement a-t-on droit à un discours (auto)critique qui va au-delà de l’anecdote – ou du règlement de comptes envers des tiers – pour évoquer les contraintes réelles qui pèsent sur leur travail, et affectent la qualité de l’information.
Chez les chercheurs intéressés au métajournalisme - cette forme de journalisme qui se spécialise à parler des médias - on identifie souvent des discours d’autodéfense de la profession, d’affirmation de sa nécessité, de promotion de sa légitimité, d’appels à l’aide même.
Sur le plan sociologique, il n’y a là rien d’étonnant. Les médias et leurs journalistes se comportent à l’image de tout groupe social qui se défend contre ce qui est perçu comme des menaces. Si bien que les discours critiques qui les visent sont interprétés comme des agressions, même quand ces discours mobilisent les principes éthiques et les règles déontologiques que les journalistes se sont librement données.
Les fonctions de la critique
Il y a pourtant plusieurs bonnes raisons, et même des vertus sociales, à encourager la critique des médias. Dans sa récente thèse de doctorat, David Cheruiyot, nous offre une variété de fonctions mises en évidence par une longue tradition de recherches en sciences sociales et de réflexion théoriques. En voici un bref survol que je vais commenter.
Outre le fait que la critique est un élément fondamental de la délibération démocratique dans un régime qui reconnaît la liberté d'expression, elle a pour fonction de garder conserver les médias sur leurs gardes, ce qui est en soi un avantage pour la démocratie. Les critiques agissent comme un cinquième pouvoir qui surveille le quatrième pouvoir, les «chiens de gardes des chiens de garde» de la démocratie, comme j’ai eu la chance de le développer ailleurs. La critique des médias est un élément essentiel de leur imputabilité. Celle-ci ne peut (et ne doit pas) se limiter à des dispositifs tels les conseils de presse, les médiateurs ou les ombudsmans, à propos desquels la recherche a clairement identifié les limites qui en fragilisent l’efficacité, la crédibilité et la légitimité.
Les critiques font partie des audiences des médias et, sans en être pleinement représentatifs, ils font écho à des insatisfactions réelles que les publics ne verbalisent pas toujours, ou le font de la mauvaise façon. Les médias ont donc intérêt à les écouter s’ils ne veulent pas être progressivement ignorés par bon nombre de citoyens qui sont de plus en plus exigeants envers eux.
Par ailleurs, la critique des médias encourage le bon journalisme en insistant sur le respect des normes déontologiques les plus exigeantes, en reformulant et réitérant des idéaux et en encourageant certains comportements jugés plus conformes à l’éthique de la profession. Elle contribue à élaborer des contre-discours face aux discours pro domo et complaisants propres à toute institution sociale.
Les critiques des médias seraient en quelque sorte des « agents de régulation » extérieurs à une institution incapable d’en produire. En procédant à une évaluation critique de la qualité de l’information journalistique - l’information étant un bien public qui ne saurait appartenir uniquement aux journalistes - ils atténuent les risques que soient éventuellement créés des dispositifs d’imputabilité plus contraignants, de la part de l’État par exemple.
Par leur capacité à s’émanciper des contraintes organisationnelles, des routines et des réflexes du groupe d’appartenance, les critiques sont également des agents de changement. Leurs préoccupations peuvent rendre plus proéminents des enjeux qui échappent aux journalistes trop aux prises avec les impératifs de la production au quotidien. On l’a vu par le passé, les critiques peuvent ainsi les sensibiliser à des problèmes importants qui seraient de longue date dans l’angle mort des médias : pollution, agressions envers les femmes, paradis fiscaux, etc.
À la lumière des fonctions énoncées brièvement ici, et qui mériteraient toutes de longs développements, il fait peu de doute que les critiques des médias sont légitimes. Ils protègent à la fois les publics contre des pratiques journalistiques transgressives, et les médias contre leur incapacité à produire une autocritique publique. À cet égard, les médias ne sont ni pires ni mieux que toutes les institutions sociales, et on aurait tort de considérer trop facilement les critiques des médias comme étant leurs ennemis.
Critique externe, critique interne
La critique des médias a généralement deux sources. La première, et probablement la plus répandue, provient de l’extérieur de la profession et mobilise des considérations parfois étrangères aux normes et aux pratiques reconnues par celle-ci. Elle est souvent motivée par des convictions idéologiques diverses; morales, religieuses, partisanes, corporatistes, institutionnelles, etc.
Aux normes déontologiques reconnues par les journalistes, ces critiques externes proposent, ou voudraient même imposer, d’autres normes et conduites plus favorables à leurs convictions et intérêts particuliers, même s’il faut reconnaitre que des intérêts particuliers ne sont pas toujours contraires à l’intérêt général. Chez les journalistes, ces critiques externes sont rarement considérées comme légitimes et ils ont raison de s’en méfier a priori. Ils devraient cependant examiner la valeur intrinsèque de ces critiques plutôt que de les rejeter catégoriquement, sans examen approprié, sous le simple prétexte qu’elles proviennent d’acteurs extérieurs à leur groupe. Encore une fois, si l'information est un bien public, tous peuvent alors la commenter, l'évaluer, l'apprécier comme la rejeter ou la contester.
L’autre source de la critique est interne. Elle repose de façon importante sur les principes éthiques et les règles déontologiques reconnues par la profession : respecter la vie privée, servir l’intérêt public, diffuser des informations factuelles vérifiées, faire preuve de rigueur, être impartial (sauf pour le journalisme d’opinion bien entendu), être équitable (ne pas piéger les gens sans juste motif, ne pas abuser de la vulnérabilité de certaines sources, etc.) et intègre (éviter les conflits d’intérêts, le plagiat, etc.).
J’ai longuement exposé ailleurs ce que sont les piliers normatifs du journalisme et il n’y a pas lieu de s’y attarder ici. Il suffit de dire que toute critique des médias qui repose sur ces considérations éthiques et déontologiques est pleinement légitime et doit être considérée comme une contribution essentielle pour améliorer le droit du public à une information de qualité.
À l’évidence, la critique des médias est un sport à risques pour quiconque l’exerce, surtout dans une société comme le Québec où tous se croisent ou se connaissent, où l’interdépendance est forte, le réseautage essentiel et les susceptibilités à fleur de peau. Elle est facilement assimilée à de l’hostilité, ce qui est un réflexe compréhensible, surtout quand les médias vacillent, sont menacés, et que des journalistes, par centaines, craignent de perdre leur emploi. Il est donc compréhensible qu’elle soit encore plus mal reçue que par le passé.
Reconnaissons cependant qu’elle a rarement été bien reçue, même en période de prospérité économique, quand les médias et leurs journalistes pouvaient se rassurer du fait qu’ils détenaient le monopole de l’information et se sentaient hors d'atteinte. Aujourd’hui, ils sont plus vulnérables que jamais, peut-être plus fragiles et réactifs à tout ce qui peut être perçu comme des menaces à leur survie.
Faut-il, au nom de leur précarité, déclarer un moratoire sur la critique des médias? Cela rendrait-il service au droit du public à une information de qualité que de lui imposer le silence quand on lui sert des gros titres douteux, des spéculations sensationnalistes et inutilement anxiogènes, des informations imprécises ou incomplètes, des arguments fallacieux?
Il semble au contraire que la critique des médias devrait être reçue comme une nécessaire et indispensable injonction à s’améliorer sans cesse, comme les médias et les journalistes l’exigent à bon droit quand ils surveillent et critiquent le travail des élus, des policiers, de la justice, des institutions de santé et d’éducation et de tout ce qui a de l’importance en démocratie.
Bon courage à tous et à toutes.