Par Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur titulaire
Département de communication
Université d’Ottawa
Non, les animateurs radiophoniques de la région de Québec n’ont
pas de sang sur les mains. Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient au-dessus de
tout soupçon dans le drame de la Grande Mosquée de Québec.
L’incapacité de pouvoir affirmer avec confiance qu’ils n’ont
rien à voir avec ce drame est cependant révélatrice d’un profond malaise qu’on
aurait tort de prendre à la légère.
Ce drame aura été d’une telle ampleur qu’il a contribué à
mettre au jour une multitude de petits drames et agressions vécus au quotidien
par la communauté musulmane de Québec. Les témoignages entendus ces derniers
jours sont éloquents. Ils ne sont pas inédits cependant pour qui voulait les
entendre par le passé.
Certes, on ne peut en aucune façon démontrer que certaines
radios de Québec, certains animateurs et certains chroniqueurs sont directement
responsables des gestes attribués à Alexandre Bissonnette. Les recherches
menées depuis des décennies sur les effets des médias nous obligent à faire
preuve de nuance à cet effet. Les effets ne sont pas reconnus pour être directs
ou prépondérants. Mais ils existent néanmoins.
Selon les circonstances, selon les époques et les individus,
ces effets peuvent être cumulatifs. Des discours médiatiques peuvent en effet
légitimer des comportements agressifs et violents. Ils peuvent désinhiber des
individus auxquels il ne manque parfois qu’un élément déclencheur pour verser
dans la violence envers les autres (le meurtre par exemple) ou envers soi (le
suicide).
Ces discours médiatiques peuvent aussi contribuer à
autoriser, chez des citoyens plus ou moins prédisposés, des comportements et
des attitudes de rejet, ou une culture du ressentiment, qui se matérialisent
par des agressivités verbales et physiques d’ampleur variable.
Notons que différentes communautés peuvent être ciblées ici,
bien au-delà de la communauté musulmane : le genre, l’appartenance
ethnique, les convictions religieuses, l’affiliation politique, le statut
social ou encore l’orientation sexuelle sont autant de catégories sociales,
incarnées par des individus porteurs de dignité humaine, auxquelles peuvent
s’attaquer à répétition différents acteurs médiatiques.
C’est ainsi que les discours médiatiques extrêmes et
répétitifs peuvent avoir des conséquences dramatiques chez des individus,
d’autant plus que ces discours sont prolongés ou amplifiés par les médias
sociaux. Ils percolent dans tous les milieux. Ils contaminent le débat social
aussi bien que le vivre ensemble.
Un chantier
incontournable
Il est temps de se pencher sur ce phénomène troublant de
façon plus sérieuse. Il est temps de lancer un vaste chantier pour encourager
un dialogue sur des bases solides. Un chantier qui facilite les échanges et la
compréhension mutuelle. Un chantier aussi important socialement et moralement
que le sont économiquement les chantiers de construction sur nos routes.
Examiner l’impact des discours radiophoniques sur
différentes communautés de la région de Québec est un double défi éthique et
méthodologique. On peut évoquer sommairement ces défis, ne serait-ce que pour
illustrer l’ampleur du chantier.
Il faut d’une part assurer la plus grande indépendance qui
soit de la part des chercheurs qui ne doivent être aucunement affiliés, de près
ou de loin, à des groupes politiques ou des organisations médiatiques – notamment
quant à leur financement. Il va de soi qu’ils ne peuvent, non plus, être
eux-mêmes des acteurs politiques ou médiatiques. Il faut éliminer autant que
faire se peut d’éventuelles suspicions quant à leurs motivations et intérêts.
C’est une question d’intégrité avant tout.
Toujours sur le plan éthique, la démarche de recherche doit
nécessairement être marquée par l’équité, ce qui implique d’accorder à toutes
les parties mises en cause une réelle occasion de se faire entendre, de
verbaliser leurs points de vue, voire de réagir à celui des autres.
Les chercheurs ne sont pas dépourvus de valeurs et de
convictions, c’est pourquoi ils doivent eux-mêmes se plier à de telles
exigences éthiques, auxquelles s’ajoute une démarche méthodologique reconnue.
Sur le plan méthodologique, une recherche sérieuse repose en
premier lieu sur la quête de faits probants, significatifs et représentatifs.
Cela peut prendre la forme d’une importante analyse de contenu, pour documenter
et mettre en contexte les propos tenus par des acteurs médiatiques clés, que ce
soit en ondes ou sur d’autres plateformes médiatiques (papier, Internet,
télévision, etc.).
Dans un second temps, il faudrait se pencher sur l’écho que
ces discours médiatiques ont sur différents médias sociaux, afin d’avoir une
idée plus précise de ceux qui suscitent le plus l’adhésion ou le rejet auprès
de certains publics.
Dans un troisième temps, il y a lieu de procéder à quelques
enquêtes d’opinion publique dans le but d’identifier, autant que faire se peut,
comment sont perçus, interprétés ou décodés certains discours médiatiques
visant des groupes et communautés de la région. Cet exercice exige la
réalisation de quelques sondages thématiques et de plusieurs groupes de
discussion. Il est important de mieux connaître le profil de ceux qui adhèrent
à des discours qu’on peut qualifier d’extrêmes, et pour quelles raisons ils le
font.
Dans un quatrième temps, après avoir fait une synthèse de
ces informations, il faut revenir vers les acteurs médiatiques afin de leur
permettre de réagir, d’expliquer, de se justifier le cas échant.
Finalement, il faut une stratégie de diffusion et de
vulgarisation des résultats de la recherche afin d’encourager un dialogue de
bonne foi, où l’échange devrait faire obstacle à l’affrontement, où le débat
devrait se substituer au combat verbal souvent stérile.
Ne pas attendre le
prochain traumatisme
Il est raisonnable de croire que la réalisation d’un tel
chantier va nécessiter plusieurs mois, sinon quelques années de travail
scientifique. Il faut aussi savoir à l’avance qu’il ne va pas identifier de
« coupables », en raison de l’impossibilité d’établir des causalités directes.
Il va cependant permettre de mieux identifier les responsabilités que doivent
assumer les uns et les autres.
On aurait tort de croire qu’une telle démarche marquée par
la recherche, le dialogue et l’autocritique va conduire à la censure et l’inhibition
indue de la liberté d’expression. Au terme du chantier, il n’y aura ni plus ni
moins de sujets tabous qu’en ce moment. Ils seront probablement abordés de
manière différente cependant. Dans le respect des individus et des communautés
dont on parlera, et avec qui on
parlera désormais. Dans le respect, aussi, du droit des publics à être informés
et éclairés. Dans le souci de la vérité comme de l’équité.
Il a fallu quelques effondrements de routes et de viaducs
avant d’entreprendre de grands travaux routiers au Québec. La question qui se
pose aujourd’hui est de savoir si le chantier esquissé ici, qui s’inscrit dans
la durée, sera initié avant un prochain traumatisme social.
Rien ne garantit qu’il empêcherait un prochain drame, mais
on aurait au moins la certitude morale de ne pas avoir été négligent.
* Ajout - Précision importante: la présente contribution n'est pas une proposition de service de la part du signataire :)
* Ajout - Précision importante: la présente contribution n'est pas une proposition de service de la part du signataire :)