Les sources anonymes comme vecteurs de désinformation
Par Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur de journalisme à l’Université d’Ottawa (Canada), l’auteur a publié notamment Éthique et déontologie du journalisme (Presses de l’Université Laval, 2004) et a consacré sa thèse de doctorat à l’analyse stratégique du recours aux sources anonymes chez les journalistes en fonction à l’Assemblée nationale du Québec. (Les Fantômes du Parlement, Presses de l’Université Laval, 2000).
On ne sait pas si la journaliste du New York Times, Judith Miller, a vraiment passé 85 jours derrière les barreaux pour protéger l’identité d’une source confidentielle ou, plus vraisemblablement, afin d’éviter de devoir expliquer pourquoi elle a permis à des membres de l’administration Bush, sous le couvert de l’anonymat, de tromper le public américain relativement à la présence d’armes de destruction massive en Irak. Une chose est cependant certaine, les journalistes qui usent, sinon abusent du recours aux sources anonymes deviennent souvent des vecteurs de désinformation.
Depuis les années 1970, l’épisode du Watergate est devenu un archétype du journalisme d’enquête dévoué à la démocratie, à la lutte contre le mensonge et les abus du pouvoir, grâce au presque mythique Deep throat, dont l’identité n’a été révélée que ces derniers mois par le principal intéressé.
Toutefois, les enquêtes sociologiques indiquent le plus souvent que les sources d’information qui demandent aux journalistes de taire leur identité sont loin d’avoir un réel souci de l’intérêt public et n’hésitent pas à mentir afin de tromper ou manipuler le public. Cela est vrai aussi bien à Paris qu’à Londres, à Washington qu’à Ottawa ou à Québec. Voilà donc un bel invariant culturel!
Ainsi, André Peyrefitte raconte dans ses mémoires (1994) que le Général de Gaulle lui avait permis, à titre de Ministre de l’Information, de « distiller à dose homéopathique » ses confidences. « Il jouait avec les fuites qu’il m’autorisait à faire. C’étaient autant de ballons d’essai. Il voyait ensuite comment ajuster son texte pour éviter de trop gros remous. C’est ainsi qu’il transformait en auxiliaires de son action son porte-parole, les journalistes à travers celui-ci, et le public à travers les journalistes » (p.161). Plus loin, il revient sur sa méthode des « fuites préalables » qui « ne diminue pas le suspense, elle l’augmente, tout en offrant quelques chances d’émousser l’indignation, non, certes, des commentateurs, mais du public, qui se dit: “On le savait déjà” ».
Par ailleurs, la connivence des journalistes du Lobby britannique avec les élus a fait l'objet d'un examen attentif par trois auteurs qui montrent comment le gouvernement britannique est ainsi parvenu à tromper l’opinion publique. Cockerell, Hennesy et Walker (1984) ont comparé des comptes-rendus journalistiques avec des documents officiels pour constater que les porte-parole de différents premiers ministres britanniques ont caché la vérité et fait diffuser des mensonges en jouissant de l'anonymat. Ce travail a été mené pour trois études de cas historiques portant sur la fabrication de la bombe atomique, les restrictions relatives à l'immigration et la dévaluation de la Livre Sterling en 1949. Les auteurs y montrent comment les affirmations anonymes étaient contraires à la vérité dans plusieurs cas.
La guerre des Falkland a aussi fait l'objet d'une analyse et les auteurs montrent à nouveau comment l'anonymat accordé aux sources politiques, parfois même au Premier ministre Margaret Thatcher, a permis de tromper la population à propos de questions qui ne mettaient aucunement en jeu la sécurité nationale, mais servaient plutôt bien les intérêts politiques et partisans du gouvernement conservateur. Selon ces auteurs, il arrive parfois que des informations communiquées sous le couvert de l'anonymat soient démenties publiquement, en Chambre, par les mêmes qui les ont communiquées lors de rencontres informelles avec les journalistes (p.166).
Au Québec, nos propres recherches ont démontré que les spéculations des journalistes, qui ont lieu quelques jours avant l’annonce de la formation d’un nouveau conseil de ministres et qui reposent uniquement sur des sources anonymes proches du Premier ministre, que l’on prétend « bien informées », sont erronées dans des proportions variant entre 20 % et 70 %. Les cas où de fausses informations ont pu être diffusées grâce à l’anonymat accordé par les journalistes ne sont pas exceptionnels.
On pourrait allonger sans fin la liste des cas où les sources anonymes ont volontairement trompé le public, grâce à la collaboration parfois naïve, parfois complaisante ou complice, de journalistes avant tout intéressés à publier en exclusivité une « bonne histoire » sans trop se questionner quant à sa véracité.
Des motivations douteuses
Pourtant, des enquêtes sociologiques ont permis d’identifier que les motivations des sources qui demandent à jouir de l’anonymat sont rarement altruistes. Selon Stephen Hess, elles cherchent notamment à mousser leurs propres réalisations, à se faire du crédit auprès des journalistes en espérant un retour de l’ascenseur, à faire avancer des dossiers en provoquant un déblocage en raison de la réaction de l’opinion publique, à causer du tort aux adversaires, à tester les réactions du public face à certaines politiques ou décisions, mais aussi, heureusement, à dénoncer des situations inacceptables ou scandaleuses.
Si les sources anonymes ont autant de succès auprès des journalistes, c’est que ceux-ci n’ont pas une pleine autonomie dans le jeu stratégique de la communication publique. Au contraire, aux prises avec un contexte médiatique hyperconcurrentiel, sans doute aussi soucieux de se démarquer de leurs collègues et de faire preuve de compétence, les journalistes ont de pressantes obligations de production de nouvelles et reportages qui les encouragent à accepter de marchander sur ce qu’on pourrait nommer le « marché noir » de l’information. Ils doivent transiger et coopérer avec des sources qui détiennent des informations, certes, mais qui cherchent avant tout à satisfaire des objectifs particuliers et non l’intérêt général ou encore le droit du public à une information de qualité. Les journalistes ne veulent certes pas tromper le public, mais ils le font néanmoins souvent en raison de leur empressement à satisfaire des besoins immédiats dans le cadre de transactions auxquelles le public est souvent le tiers absent qui écope.
Ces dernières années, on a vu avec quel cynisme, mais aussi avec quelle complicité d’une grande partie de la classe journalistique américaine, l’administration Bush a réussi à induire les Américains en erreur quant à la menace réelle que faisait peser Saddam Hussein sur le Moyen-Orient. Une telle stratégie de désinformation ne peut-être possible que si les journalistes sont trop empressés de publier le plus de « contenu » possible, le plus vite possible, afin de servir leur propre notoriété personnelle (qui se monnaye beaucoup aux États-Unis) tout en favorisant leur média. Cela est encore plus vrai et inquiétant lors de crises sociales ou des épisodes d’activités politiques intenses (élections, référendum, courses au leadership) qui amplifient la portée des enjeux et privilégient la présence de sources anonymes aux motivations douteuses, mais qui savent tirer partie d’une concurrence exacerbée pour faire diffuser des énoncés qui ne rencontrent pas les critères de qualité reconnus en journalisme (vérité, rigueur, exactitude, équité, intégrité).
La réflexion éthique s’impose
Certes, il survient des circonstances où le journaliste soucieux de servir le droit du public à une information de qualité – c’est-à-dire véridique et relevant de l’intérêt public plutôt que de la recherche du sensationnalisme – devra déroger à la déontologie professionnelle, laquelle lui prescrit portant d’identifier ses sources d’information afin que le public puisse exercer un jugement éclairé quant aux compétences, aux motivations et à la crédibilité de ceux qui jouissent de l’anonymat.
C’est ici que la réflexion éthique s’impose. Elle permet de soupeser les options qui s’offrent au journaliste. L’éthique peut alors le guider vers la prise en compte de critères précis afin que l’anonymat ne soit pas accordé au détriment du public qu’il prétend servir.
Entre autres considérations, il doit se demander si la source risque vraiment des représailles advenant son identification, en plus de vérifier si elle est vraiment la seule façon d’obtenir l’information recherchée (des documents existent peut-être ou d’autres sources qu’il pourrait identifier). Il doit aussi se demander s’il ne devient pas le complice de règlements de compte lorsque l’information vise des individus qui seront alors incapables de se défendre convenablement contre des accusateurs fantômes, ce qui serait contraire au principe d’équité que l’on retrouve dans bon nombre de textes déontologiques.
Ce n’est qu’au terme d’un processus de délibération éthique que le journaliste décidera s’il est justifié et justifiable, dans ce cas particulier, de déroger aux règles déontologiques qui le gouvernent. Cette réflexion lui permettra également de se justifier publiquement afin de convaincre qu’il n’a pas cédé à des impératifs douteux, qu’il n’a pas tout simplement choisi de transgresser à la déontologie afin d’obtenir des avantages personnels au détriment du droit du public à une information de qualité.
Si on veut protéger la société contre les opérations de désinformation que manigancent bon nombre d’acteurs sociaux d’importance, surtout en période de crise sociale, il faut tenir compte des données probantes que la recherche a pu mettre au jour ces dernières décennies et favoriser chez les journalistes une réelle réflexion éthique.
Il ne saurait être question de leur accorder un droit absolu à protéger l’identité de leurs sources d’information compte tenu des menaces que cela fait peser sur le droit du public à l’information.
S’il est préférable que la loi et les juges qui l’interprètent accordent une immunité relative et ne forcent les journalistes à identifier leurs sources que dans des circonstances exceptionnelles, il serait excessif et injustifié de faire de sorte que les journalistes puissent jouir des protections liées au secret professionnel, comme certains le suggèrent.
Outre le lourd relent de corporatisme qu’une telle revendication implique, il faut mettre en évidence qu’elle aurait des effets désastreux sur le droit du public à l’information. En effet, plus rien, alors, ne pourrait freiner les entreprises de désinformation dont les journalistes sont souvent les vecteurs involontaires dans les meilleurs cas, mais aussi parfois les complices.
Par ailleurs, la déontologie reconnaît que le journaliste qui est victime d’une opération de désinformation n’a pas l’obligation de protéger l’identité d’une source fantôme qui a volontairement manipulé et trompé le public. Il conviendrait donc que les journalistes, au nom du droit du public à l’information, dénoncent de temps à autre l’identité de ceux qui les ont bernés afin d’aviser le public de se méfier de ceux qui cherchent à le manipuler.
En dernier lieu, il revient au public de se montrer très méfiant à l’endroit des sources fantômes qui hantent les pages des journaux et les sites Internet, ou qui infiltrent les reportages de la radio et de la télévision. Le public doit savoir que les journalistes ne sont pas toujours en mesure de le protéger contre la propagande et la désinformation. Pire, il arrive parfois que des journalistes ne soient pas motivés à protéger le public contre ceux qui veulent le tromper…
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