mardi, juin 02, 2020

Le public américain mécontent de ses journalistes (1996)


Souvent, j'explique à des étudiants, à des amis, des collègues ou encore à des journalistes, qu'il ne faut pas trop s'étonner de l'hostilité, de l'agressivité et même de la violence des extrémistes de gauche et de droite envers le médias et leurs journalistes. Celle-là même qu'on peut voir aux États-Unis en ce moment mais qui s'exprime régulièrement physiquement et verbalement là comme ailleurs.


Aux États-Unis, la première cause me semble être la polarisation idéologique encouragée/amplifiée par des médias dans un contexte de liberté d’expression presque absolue, surtout après 1980 quand les médias électroniques ont été débarrassés d’un règlement qui les obligeait à être équitables quand ils traitaient d’enjeux d’intérêt public (fairness doctrine).


L’hostilité envers les médias n’est pas un phénomène spontané. On la voit monter depuis 1980 dans de nombreux sondages, surtout chez les républicains conservateurs. On peut penser que c’est aussi le cas chez les forces de l’ordre (policiers, militaires) et les groupes religieux intégristes.

Mais les journalistes ne prenaient pas cela au sérieux jusqu’à tout récemment, se pensant longtemps les seuls à pouvoir contrôler l’ordre du jour médiatique. Depuis les années 1980, les sondages indiquaient pourtant qu’une bonne proportion de citoyens (plus ou moins 40 %) reprochaient aux médias/journalistes d’être trop sensationnalistes, trop arrogants, trop négatifs et de ne pas travailler vraiment pour l’intérêt public mais plutôt pour leur carrière, leurs intérêts etc.

Par définition, les gens radicaux sur le plan idéologique adhèrent surtout à une éthique de la conviction (la fin justifie les moyens, peu de tolérance à la diversité même quand ils la prêchent comme une certaine gauche) tandis que les gens moins radicaux (de gauche comme de droite) savent être plus nuancés, plus raisonnables.

Voir un texte publié en 1996, dans le magazine Le 30 de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, où je résumais une recherche alors récente, mais qui déjà nous mettait en garde contre ce mécontentement. Malheureusement, bien peu ont pris cela au sérieux.
Marc-François Bernier
2 juin 2020

Le public américain mécontent de ses journalistes
Marc-François Bernier
(Le 30, vol. 20, no 5, mai 1996, pp. 16-18.)
Le public américain ne fait pas tellement confiance à ce que rapportent les journalistes qui nagent dans les spéculations, les allégations, le sensationnalisme ou cèdent aux charmes des doreurs d'image (spin doctors ). Quant aux politiciens, ils sont d'avis que les compte rendus des journalistes sont colorés par leurs préjugés. En fait, ce sont les journalistes qui ont la meilleure opinion d'eux-mêmes!
Voici quelques-unes des conclusions d'une enquête réalisée par deux ex-journalistes américains, Beverly Kees (The Freedom Forum Pacific Coast Center) et Bill Phillips (Vanderbilt University et ex-conseiller de George Bush). Leur enquête se base d'une part sur les réponses du public dans le cadre d'un sondage d'opinion, d'autre part sur les réponses que 599 journalistes et 561 politiciens et consultants en politique ont données à 54 questions portant sur le travail journalistique. Le tout est publié dans un document intitulé Nothing Sacred - Journalism, Politics and Public Trust in a Tell-All Age, pour le compte du Freedom Forum Media Studies Center(1), un organisme américain qui se spécialise dans les recherches, les débats et la réflexion sur les médias.
La lecture du rapport de recherche est des plus intéressantes. On y apprend par exemple que, de l'avis des répondants -même de la part des politiciens- tous les aspects de la vie des élus sont susceptibles de devenir un sujet légitime de reportage journalistique, y compris la vie privée. Par ailleurs, si chaque groupe a des reproches à faire aux journalistes, on ne sera pas étonné d'apprendre que les journalistes sont les moins critiques de tous quand vient le temps de porter un jugement sur leurs pratiques.
Le public et les journalistes
Le sondage d'opinion (2) révèle certaines attentes du public, dont quelques-unes ne sont pas sans surprendre.
Les citoyens veulent d'abord que les journalistes couvrent les affaires publiques en fonction des intérêts de la population et non de ceux des politiciens; qu'ils expliquent, par exemple, en quoi les derniers événements sont bons ou mauvais pour la population au lieu de chercher à savoir s'ils sont bons ou mauvais pour les politiciens.
Les répondants du sondage veulent des faits, non des spéculations. Si ces dernières sont nécessaires, ils souhaitent que les journalistes leur expliquent pourquoi et se réfèrent à au moins deux sources d'information pour les soutenir.
Le public s'attend aussi à ce que les journalistes soient des leaders dans leur communauté, mais sans sacrifier les valeurs professionnelles que sont l'équité, la rigueur ou l'impartialité.
Les journalistes devraient couvrir les entreprises de presse au même titre que les autres institutions. Le public estime que les journalistes sont hypocrites quand ils exigent des autres acteurs sociaux une perfection - professionnelle, éthique et personnelle - qu'eux-mêmes sont incapables d'atteindre. En somme, le public voudrait davantage de ce qu'il est convenu d'appeler du métajournalisme. Il désire aussi que les entreprises de presse se dotent de moyens d'échanger avec le public sur des questions d'équité et d'éthique professionnelle.
Le public souhaite que la fonction de service public des entreprises de presse passe avant la recherche de profits. Une proportion de 76 % estime que la priorité des médias est de chercher et diffuser de l'information importante sur des questions d'intérêt public, 6 % croient que la priorité est la recherche de profits et 16 % estiment que les médias doivent avant toute chose donner au public ce qu'il souhaite avoir comme information, sans égard à l'intérêt public par exemple.
L'enquête a soumis divers énoncés aux différents groupes afin de mesurer leurs attitudes à l'égard des journalistes. Là encore, les révélations sont dignes de mention. Ainsi:
  • 70 % des répondants du public croient que les États-Unis sont gouvernés par une clique de politiciens, de journalistes et d'hommes d'affaires influents pour lesquels les opinions des citoyens ont peu d'importance.
  • 53 % des citoyens interrogés croient que les journalistes sont davantage intéressés par le pouvoir que par le bien de la nation.
  • 58 % des membres du public croient que les journalistes sont plus intéressés à faire valoir leurs opinions dans leurs compte-rendus qu'à faire du travail équitable et impartial.
  • 79 % des membres du public (82 % des politiciens interrogés, 27 % des journalistes) sont d'avis que les gestionnaires d'entreprises de presse sont davantage intéressés à vendre leur journal ou augmenter les cotes d'écoute qu'à les informer sur les choses importantes.
  • 57 % des citoyens (72 % des politiciens, 38 % des journalistes) croient que les journalistes ne sont pas plus honnêtes que les politiciens qu'ils critiquent.
Par ailleurs, si le public est d'accord avec le fait que toutes les informations relatives aux politiciens peuvent être diffusées, il critique l'ampleur, voire le sensationnalisme des journalistes et des entreprises de presse quand ils tombent sur des informations reliées à la vie privée. Ce n'est pas tant le caractère de l'information que son traitement qui est en cause ici.
Autocritique et métajournalisme
Dans un autre ordre d'idée, le journaliste Richard Harwood, du Washington Post, a fait valoir que la concentration de la presse a éliminé la critique que les journalistes des différents médias se servaient mutuellement par le passé, si bien que les journalistes d'aujourd'hui échappent aux critiques qu'ils réservent aux autres. Ce qui empêcherait même les journalistes d'avoir une expérience personnelle du manque de rigueur et des attaques personnelles injustes dont se plaignent les acteurs politiques... et de comprendre ces derniers.
L'ex-membre du Congrès, Tony Coehlo, affirme pour sa part que les journalistes ont un double standard quand ils refusent de se soumettre aux critères qu'ils appliquent aux autres. Il anticipe même le jour où un politicien "courageux" fera de ce phénomène un enjeu politique important qui plaira au grand public et lui rapportera des votes.
Quelques pistes
Parmi les solutions explorées afin de remédier à ce que les auteurs définissent comme un problème, il y a le nécessaire rapprochement des médias et du public. On cite par exemples les initiatives de quelques journaux américains où on a décidé de laisser le public déterminer en grande partie l'agenda des journalistes en matière de couverture des campagnes électorales, ce qui a donné moins de journalisme spectacle - orienté sur les sondages, les stratégies et la course de chevaux - et plus d'informations sur les enjeux jugés importants par la population.
Certains journalistes estiment quant à eux que la profession ne doit pas s'éloigner de ses normes déontologiques et de ses principes éthiques. Quand se présente une situation où la publication d'informations de nature privée est jugée nécessaire, des journalistes sont d'avis que cela doit être expliqué et justifié au public.
La rigueur demeure un thème récurrent dans l'enquête. Tous s'accordent pour dire que la rigueur et la véracité des informations demeurent les fondements de la profession. Cela ne va pas sans faire le procès des informations télévisées, notamment des stand-updes journalistes qui terminent leurs topos par des analyses et des spéculations que plusieurs jugent douteuses.
On souhaite également diminuer considérablement la présence de sources anonymes dans les compte-rendus. Lorsque celles-ci sont nécessaires, il faut en justifier la présence et tenter d'avoir plus d'une source.
Bien entendu, on souhaite aussi que les chiens de garde que sont les journalistes soient eux-mêmes surveillés et fassent l'objet de reportages journalistiques. Les auteurs estiment fragile l'argument selon lequel les journalistes ne sont pas des personnes publiques. Selon eux, leur travail a un impact sur le processus législatif qui en fait des acteurs sociaux d'importance, devant être soumis au regard médiatique. Informer le public à propos de la façon dont les journalistes font leur travail peut également aider à rapprocher ces deux groupes, suggèrent les auteurs.
Préjugés ou signal d'alarme?
La méconnaissance et les préjugés sont sans doute au rendez-vous lorsque le public porte un jugement sur les journalistes. Mais doit-on blâmer le public pour son ignorance? On peut difficilement exiger des citoyens d'avoir une connaissance adéquate d'une profession qui hésite à se dévoiler. Les journalistes ont en quelque sorte le monopole concernant l'information que le grand public peut obtenir à leur sujet. Si les journalistes ne parlent pas de leur profession, le public est condamné à son ignorance et à ses préjugés.
Ce qui étonne dans les résultats de cette enquête, c'est de constater la méfiance du public envers les journalistes, la sévérité de ses jugements et son désir d'en savoir davantage à leur sujet. C'est pourtant chez les médias américains que l'on retrouve le plus grand nombre de codes de déontologie, d'ombudsman et de journalistes qui se spécialisent dans la couverture des médias et des pratiques journalistiques.

Les résultats de la recherche pourraient ainsi refléter à la fois des préjugés et de l'ignorance, mais aussi le jugement éclairé d'une partie du public qui connaît assez bien les qualités et les défauts des journalistes. Il serait donc frivole de la part de ces derniers de ne pas tenir compte de l'opinion du public qui demeure la source de leur légitimité. Il faut peut-être à la fois repenser certaines pratiques, certaines attitudes et être plus transparent.
Finalement, on peut imaginer un moment ce que seraient les résultats d'une enquête similaire au Québec, où la critique des médias et des pratiques journalistiques est à peu près inexistante dans les principaux médias d'information; où les codes de déontologie sont rares ou incomplets ou non respectés dans les entreprises de presse; où les ombudsman sont absents si on fait exception de la Société Radio-Canada et du quotidien The Gazette.
Difficile de savoir si les résultats seraient dévastateurs ou non, les préjugés et l'ignorance pouvant jouer aussi bien en faveur qu'en défaveur des journalistes. Des sondages réalisés ici et là indiquent cependant que la crédibilité des journalistes n'est pas des plus élevée. Il s'agit peut-être d'un indice de mécontentement et de suspicion. 

Une telle recherche exigerait cependant des ressources financières importantes ainsi que le désir de connaître ce que le public pense de ses journalistes, quitte à ce que cela nous force à revoir nos lieux communs et nos idées reçues.

Notes
1. PHILLIPS, Bill et KEES, Beverly. Nothing Sacred - Journalism, Politics and Public Trust in a Tell-All Age, 1995, Freedom Forum center.
2. Ce sondage a cependant quelques faiblesses méthodologiques, reconnues par les auteurs. Sa marge d'erreur est supérieure à 4 % et il semble que ceux qui ont accepté de répondre à ses 54 questions ne soient pas représentatifs de la population américaine, en ce sens que les catégories socio-économiques les moins avantagées de la société y sont sous-représentées. Les auteurs estiment que si ces dernières avaient été proportionnelles dans leur échantillon, les critiques envers les journalistes et les politiciens auraient été encore plus négatives!