Analyse publiée dans la revue Espaces de la parole, vol. 5, no 1, Hiver-printemps 1999, pp. 29-31.
par Marc-François Bernier*
La question de la crédibilité de la presse est l'objet de nombreux débats professionnels et de contributions scientifiques, mais une question plus fondamentale, qui englobe et dépasse celle de la crédibilité, est cependant laissée pour compte: il s'agit de la légitimité du journalisme et des journalistes. On la croit inhérente à l'ordre social existant, indiscutable, d'une évidence aveuglante qu'on n'ose pas mettre en doute, comme il était impensable, jadis, de mettre en doute la légitimité des rois qu'on disait de descendance divine. La légitimité du journalisme tient à un consensus généralisé qu'on peut assimiler à un contrat social. Je propose ici une présentation sommaire des principaux éléments qui sont en jeu dans le processus de légitimation du journalisme.
Contrat social et représentativité
La légitimité du journaliste trouve son origine dans la volonté ou le consentement des informés, les citoyens, qui reconnaissent en lui un représentant. Cette idée selon laquelle «les journalistes et les élus puisent leur légitimité à la même source, le public» n'est pas nouvelle, mais il est bon de la remettre régulièrement sur la place publique, question d'en faire apprécier toute la puissance et l'importance. Dominique Wolton rappelle «aux journalistes que leur seule légitimité, la seule conditions de leur liberté, c'est le public. C'est aussi leur seul capital» . Si la légitimité se situe ailleurs que dans le stricte respect de la légalité, elle doit cependant être un attribut indispensable à qui possède le pouvoir d'influencer le déroulement des événements sociaux.
La légitimité de la presse se manifeste à travers un ensemble d'interactions, de faits et de mécanismes sociaux, parmi lesquels on trouve un contrat social déléguant aux journalistes le rôle de représentants du public auprès des détenteurs de pouvoir, afin que ces derniers rendent des comptes relatifs à l'accomplissement des devoirs et des responsabilités conférés par la communauté. Cette conception veut que le journalisme soit une fonction sociale dont la visée fondamentale est de favoriser l'intérêt public, la démocratie et le respect des valeurs humaines de base par la diffusion d'informations vraies et importantes. Dans cet esprit, la journaliste a le devoir premier d'assurer la vitalité démocratique de la société en informant ses concitoyens des faits pertinents à la conduite générale et autonome de leur vie.
Un tel contrat n'existe pas dans le texte, mais il constitue le prolongement naturel de la liberté d'expression et des vertus démocratiques qui y sont associées. Il y a similarité avec Jean-Jacques Rousseau qui a reconnu que même si les clauses de son Contrat social n'ont «peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues». Klaidman et Tom L. Beauchamp parlent d'un contrat implicite entre la presse et la société à partir duquel on peut justifier les privilèges de la presse afin qu'elle puisse fournir aux citoyens des informations adéquates concernant la sphère publique aussi bien que d'autres préoccupations. L'American Society of Newspaper Editors a formellement reconnu que la presse américaine jouit de libertés non seulement pour informer ou servir de forum des débats de société, mais aussi pour assurer une surveillance constante sur les détenteurs de pouvoirs, y compris la conduite des dirigeants gouvernementaux.
Les journalistes insistent pour «poser des questions que les gens poseraient s'ils étaient ici», comme on peut souvent l'entendre de la part de journalistes qui insistent pour forcer des personnalités publiques à répondre à leurs questions. Allan Levine, qui a étudié l'histoire des relations entre les journalistes et les différents premiers ministres du Canada, de 1967 à 1992, soutient que les journalistes se sont autoproclamés représentants du peuple et en ont tiré la certitude qu'ils avaient un droit d'accès au premier ministre Pierre Elliott Trudeau, ainsi qu'à ses ministres et aux fonctionnaires fédéraux. Dans leur étude portant sur les pratiques journalistiques et la couverture des campagnes électorales au Canada, William Gilsdorf et Robert Bernier ont également observé que la «plupart des journalistes estiment avoir un droit d'accès aux candidats, surtout aux chefs, et considèrent que ce droit est indissociable du rôle qu'ils jouent dans la société».
Le vieux couple liberté/responsabilité
Le couple liberté/responsabilité est un «vieux couple» conceptuel. Rappelons simplement que la liberté de presse est une extension de la liberté d'expression. Inspirée largement de la métaphore du «libre marché des idées», selon laquelle la vérité s'imposera si on permet l'expression des idées et des opinions, la liberté de presse présume que le bien être de la société et des individus qui la composent ne peut que profiter de l'absence de contraintes et de censure, outre les «limites raisonnables» de la loi.
Ainsi, les journalistes jouissent de libertés (sélection des sujets, accès libre à la profession, traitement de l’information) et privilèges (accès aux tribunaux, aux parlements, aux documents, aux personnalités publiques, etc.). Bien entendu, des contraintes pèsent sur eux. Elles proviennent de leur employeur, de leurs collègues de travail ou de leurs sources d'information. Ces dernières ont des stratégies, aussi précises que coûteuses dans certains cas, pour inciter les journalistes à porter attention à leur propos dans un premier temps, et à les diffuser à l'ensemble de la société dans un second temps.
Il faut aussi aborder la question des responsabilités et devoirs de la presse pour complexifier le tableau. Il importe ici de se limiter aux responsabilités fondamentales de la presse, celles sans lesquelles les journalistes perdraient toute légitimité, celles que les entreprises de presse et leurs journalistes devraient assumer en tout premier lieu avant de songer à divertir le public. Les médias doivent minimalement offrir des comptes rendus véridiques et complets à propos des événements d'importance pour le plus grand nombre de citoyens possible, insérer ces événements dans un contexte qui leur redonne leur sens véritable, servir de lieu d'échange des commentaires et des critiques et faire en sorte que les individus composant le public comprennent bien ce qui se passe dans leur entourage social. Les journalistes ont aussi la responsabilité d'agir de façon indépendante et honnête lorsqu'ils diffusent des informations. Ils doivent assumer pleinement leur rôle de représentants du public, et du public seulement, auprès des détenteurs de pouvoirs susceptibles d'influer directement ou indirectement sur le sort des citoyens. Ces responsabilités portent à conséquence si on prend le journalisme au sérieux.
L'éthique et la déontologie
C'est l'affrontement des concepts de liberté de la presse, y compris les excès et abus que cela peut comporter, et de le responsabilité de la presse, eu égard au contrat social, qui rendent nécessaires la réflexion éthique. Celle-ci nous préserve des égarements pouvant conduire au désordre, dans les cas d'une liberté de presse débridée et irrespectueuse des citoyens qu'elle doit servir, ou encore à l'asservissement de la presse par les principaux détenteurs de pouvoirs politiques et économiques.
Il existe un ensemble de procédures et de méthodes, acceptées ou désirées par la majorité des membres du corps journalistique ainsi que par divers publics. On débouche alors sur l'éthique et la déontologie professionnelle, sur des systèmes de valeurs hiérarchisées qui se manifestent concrètement par des règles et des codes de déontologie, des conseils de presse ou des ombudsman, pour ne nommer que les plus évidents. Ces codes et ces règles ont une grande importance dans le processus de légitimation car il permet de s'y référer dans le cadre de l'imputabilité des journalistes. On peut rendre des comptes à partir de règles et des codes déontologique explicites, en invoquant les principes qui les sous-tendent et en démontrant avoir respecté certaines valeurs professionnelles reconnues comme importantes.
C'est à l'aune des principes éthiques et des règles déontologiques que s'évaluent la pertinence de recourir ou non à certaines méthodes douteuses de cueillette d'information (caméras cachées, fausse identité, vols de documents) et de diffusion de ces mêmes information (simulations, mises en scènes, mensonges). C'est également en se référant à l'éthique et à la déontologie qu'on doit évaluer la pertinence, et justifier le cas échéant, de s'ingérer dans la vie privée de personnalités publiques comme celle de citoyens dits ordinaires.
L'imputabilité
On comprend assez facilement l'importance que l'éthique et la déontologie professionnelle prennent dans le processus de légitimation du journalisme. Les journalistes ne peuvent s'en éloigner sans risquer de miner leur légitimité professionnelle, sans parler de leur crédibilité. La meilleure façon d'aider les journalistes à rester en contact avec leurs responsabilités sociales, professionnelles et déontologiques est sans doute de les soumettre eux aussi au principe d'imputabilité qui consiste simplement à leur demander de rendre des comptes, de répondre de leurs décisions et de leurs pratiques.
La société est justifiée de réclamer des comptes non seulement de la part des dépositaires de sa souveraineté politique ou économique, mais aussi des dépositaires de droits, de privilèges, de libertés et de responsabilités d'informer honnêtement et impartialement que sont les journalistes. En s'affirmant représentants du public, les journalistes ne peuvent se limiter à parcourir seulement la moitié du chemin qu'ils empruntent. Ils ne peuvent aller simplement vers les détenteurs de pouvoirs, au nom des citoyens, y accomplir leurs tâches - chercher la vérité d'intérêt public et la diffuser au plus grand nombre - sans revenir vers ceux qui les ont délégués pour rendre compte des actes et des gestes posés en leur nom. Les citoyens doivent juger en connaissance de cause la qualité du travail et des comportements de ceux qui agissent à leur place et en leur nom.
Malheureusement, ces derniers échappent presque toujours au principe même d'imputabilité qu'ils invoquent haut et fort pour forcer les autres acteurs sociaux à faire preuve de transparence devant ce que certains nomment le tribunal de l'opinion publique, à défaut d'être un agora. Les journalistes ont souvent une conception sélective et tronquée de ce qu'est réellement l'imputabilité. Elle s'appliquerait en premier lieu aux représentants élus, puis aux représentants des corps intermédiaires, des professions, des associations diverses, bref à tous ceux qui assument un rôle social quelconque. Mais eux y échapperaient comme par enchantement. Pourtant, cette conception implicite de l'acteur social donc acteur imputable s'applique tout à fait à la profession de journaliste, dont on ne peut nier qu'elle détient un important pouvoir social, notamment celui d'influencer, sinon de construire de toute pièce pour certains événements, ce qu'on désigne comme étant l'opinion publique. Il est indéniable que le public, qui est la source de légitimité du journalisme dont tirent profit les journalistes, doit être en mesure d'évaluer, agréer ou critiquer le travail journalistique fait en son nom. La condition essentielle de cette évaluation, mais non la seule, est que le public soit informé à propos de ses informateurs. Il faut que l'auteur de la légitimation puisse surveiller les acteurs de la légitimation.
En résumé
L'élément dominant du processus de légitimation du journalisme est le contrat social. Sans lui, il est impossible d'aborder le thème de la légitimité du journalisme, laquelle dépend d'un consentement social minimal. Sans lui, pas de principe de représentativité non plus. Le contrat social réfère à son tour aux notions de libertés et responsabilités de la presse, lesquelles ont généré les droits et les devoirs qui permettent aux journalistes des respecter les clauses du contrat social et d'être de dignes représentants des citoyens. Ces libertés et responsabilités doivent être assumées de façon rationnelle, en fonction des valeurs sociales et professionnelles reconnues.
Ce qui conduit à l’éthique et la déontologie du journalisme, grâce auxquelles on peut justifier des pratiques professionnelles en regard de valeurs reconnues et de finalités avouées de la profession (servir l'intérêt public, par exemple) et justifier des pratiques marginales, dérogatoires aux règles déontologiques, dans la mesure où les valeurs sociales et les finalités professionnelles demeurent bien servies.
Afin d'assurer que le public ne soit pas victimes de pratiques professionnelles condamnables, intervient un autre élément essentiel du processus de légitimation, soit l'imputabilité en vertu de laquelle les journalistes doivent rendre des comptes au public concernant leurs pratiques, leurs attitudes, leurs décisions et les conséquences néfastes qu'elles ont pu avoir.
Conclusion
Le journalistes est un chercheur procédant à une forme d'interrogatoire public, au nom de ceux qu'il représente. Cela commande le respect de normes déontologiques insistant sur son honnêteté intellectuelle, son intégrité, sa rigueur et son impartialité. Autrement, il aura peine à plaider l'utilité sociale de sa fonction. Sera alors menacée sa légitimité qui lui permet de contraindre les puissants de ce monde à rendre des comptes qu'ils préféreraient souvent occulter afin de mieux consolider leur pouvoir politique, économique et social. Cette légitimité est sans doute ce qui distingue le plus les journalistes des autres communicateurs publics.
Sauvegarder la légitimité du journalisme doit être pris au sérieux. Il suffirait de quelques scandales d'envergure pour que la mauvaise réputation de quelques-uns contamine celle de leur profession, accréditant les premiers démagogues venus qui voudront “responsabiliser” à outrance la presse; cette presse qui devra alors admettre sa culpabilité pour avoir refusé de prendre les moyens appropriés visant à protéger le public contre les comportements contraires aux normes et valeurs de la profession.
Préserver la légitimité du journalisme passe obligatoirement par le contrôle des pratiques journalistiques. L'idéal de l'autodiscipline d'une des professions les plus libres qui soient s'est avéré une demi réussite dans les meilleurs cas, un pénible échec la plupart du temps. Il n'existe pas une façon idéale (one best way) de préserver la légitimité du journalisme. Il faudra plutôt recourir à un ensemble de moyens raisonnables, allant des codes de déontologie aux comités de vigilance des citoyens, en passant par les ombudsman et conseils de presse.