mardi, septembre 01, 2015

L'appropriation par les tribunaux civils canadiens des règles déontologiques dans le procès en diffamation dirigés contre les journalistes

L'appropriation par les tribunaux civils canadiens 
des règles déontologiques 
dans le procès en diffamation dirigés contre les journalistes

Marc-François Bernier (Ph. D.)
Université d'Ottawa
mbernier@uottawa.ca

Texte publié en 2011 dans Philosophie juridique du journalisme. La liberté d'expression journalistique en Europe et en Amérique du nord, Paris, Edition Mare et Martin, p. 261-280.

Introduction
Depuis 1994, au Québec tout d'abord puis dans le reste du Canada, devant les tribunaux de droit civil et de Common Law les journalistes ont une obligation de moyens qui passe par le respect des règles de l'art, lesquelles sont considérées correspondre aux normes déontologiques que les journalistes se sont librement données. Cette modification résulte de litiges portés devant les tribunaux, par des individus et des entreprises qui cherchaient à faire réparer des dommages liés à la diffusion d'articles et de reportages les concernant.

C’est d'abord au Québec que l’on a vu, dès 1994, se développer cette tendance qui a été confirmée en 2004 par la Cour suprême du Canada en ce qui concerne le Code civil. À ce moment-là, on a consacré la notion de « journaliste raisonnable » qui est celui mettant en pratique les règles de l’art reconnues en journalisme. Dans les provinces canadiennes où le Common Law est en vigueur, deux causes ont conduit la même Cour suprême du Canada à invoquer, en décembre 2009, une notion différente dans les termes, mais similaire sur le fond, soit la notion de « communicateur responsable » ou, de façon plus spécifique, de « journaliste responsable concernant des questions d’intérêt public ». Encore une fois, cela mobilise des normes déontologiques reconnues en journalisme.

Dans la présente contribution, nous allons résumer trois décisions importantes. Mais il nous faut tout d'abord analyser un contexte plus large qui permet de comprendre pourquoi, d'une certaine façon, les tribunaux civils semblent avoir pris le relais de dispositifs d'autorégulation journalistique qui ont atteint leurs limites.

Les limites de l'autorégulation: au-delà des impressions
L’autorégulation des médias jouit de longue date d’une légitimité certaine du fait qu’elle est considérée comme la forme de contrôle la plus compatible qui soit avec la théorie libérale de la presse. Elle est le plus souvent encensée et célébrée, car elle résulte de l’initiative des principaux intéressés (les médias, les journalistes) qui lui attribuent de nombreuses vertus. À titre d’exemple, Harastzi écrira qu’elle « aide les médias à réagir et répondre aux plaintes légitimes et à corriger leurs erreurs ». Il est de ceux pour qui « l’autorégulation aide à préserver la crédibilité des médias auprès du public » (2008, 10-11).

Mais cette thèse est contredite par différentes enquêtes empiriques qui révèlent les limites de l’autorégulation qui serait plutôt un mythe, c’est-à-dire une croyance utile largement partagée au sein du champ journalistique. Celui-ci s’appuie sur un autre mythe, celui de l’autonomie ou de la liberté des journalistes, lesquels sont plutôt des employés salariés d’organisations qui dictent bon nombre de leurs pratiques, imposent leurs choix et mettent en place des contrôles internes (Bourdieu 1996, Lebohec 2000).

Aux énoncés impressionnistes qui cherchent à convaincre du fonctionnement adéquat des dispositifs d'autorégulation, il convient d'opposer brièvement les conclusions d'enquêtes empiriques de nature scientifique. En ce qui concerne le Conseil de presse du Québec, David Pritchard et Ulric Deschênes ont observé des failles importantes dans la jurisprudence. Ainsi, Pritchard (1991) a estimé que le CPQ était peut-être le conseil de presse le plus dynamique en Amérique du Nord, mais au moment de l’analyse de sa jurisprudence « désorganisée », le CPQ n’avait pas été en mesure d’indexer ses 800 décisions, si bien qu’il était très difficile de s’en remettre réellement à la jurisprudence existante pour aborder les nouvelles plaintes. De plus, parce que les journalistes et leurs employeurs étaient alors majoritaires dans les instances étudiant les plaintes, le public ne comptant que pour le tiers, plusieurs doutaient de son impartialité, comme en témoignaient de nombreuses lettres retrouvées par Pritchard dans les archives du CPQ (notons que cela a été changé ces dernières années, les représentants du public comptant maintenant pour 50 % au sein des comités qui étudient les plaintes). Il estimait que l’idée de constituer une jurisprudence pour en dégager des principes et règles devant inspirer les décisions du CPQ était intéressante sur le plan théorique, mais s’est avérée un échec dans la pratique.

De son côté, Deschênes (1996) a mis en évidence le fait que le CPQ pouvait difficilement aller plus loin concernant la rigueur de ses décisions, car cela risquerait de briser le consensus obtenu entre les membres du comité des plaintes. Il estime néanmoins que le CPQ peut améliorer ses jugements et sa jurisprudence qui « témoigne d’un laxisme endémique » (1996, 90) comparativement à celle des tribunaux civils. L’auteur ajoute que l’approche jurisprudentielle requiert « une rigueur formelle et conceptuelle absente de nombreuses décisions » (1996, 97). Deschênes est d’avis que le CPQ ne parvient pas à une synthèse de la liberté et de la responsabilité de la presse parce que cet organisme défend les intérêts de la presse. Sans cette rigueur, dit-il, il sera difficile d’assurer la mise en application des décisions par les journalistes.

Pour l'instant, aucune enquête indépendante ne permet d'affirmer que les choses ont changé de façon substantielle au CPQ, mais cela est possible. Il n'en demeure pas moins que l'indépendance du CPQ est encore mise en doute dans plusieurs milieux journalistiques, scientifiques et même juridiques. Ainsi, des entreprises de presse ont refusé à plusieurs reprises de collaborer à ses délibérations, minant ainsi sa légitimité et son efficacité. Dans un cas devenu célèbre, le CPQ a même cédé aux pressions des entreprises de presse pour changer les règles du jeu à la dernière minute et refuser de rendre publique une décision concernant un plaignant, qui poursuivait par ailleurs la Société Radio-Canada pour diffamation (Morissette 2004). En 2009, les médias membres ont fait des pressions afin que le CPQ modifie son fonctionnement car ses décisions peuvent maintenant être retenues par les tribunaux civils dans les cas de diffamation (Bernier 2010). Ajoutons, comme nous le verrons plus loin, que de récentes décisions des tribunaux civils canadiens, confirmées par la Cour suprême du Canada, accordent plus d'importance que par la passé à la qualité de la démarche journalistique dans l'évaluation de la faute professionnelle ayant causé des dommages à la réputation d'individus ou d'entreprises.

Ainsi, la jurisprudence du CPQ peut être utilisée par les tribunaux à l'encontre des médias. Mais cela n'expliquerait pas complètement la réticence de certaines entreprises de presse, selon un ex-président du CPQ, pour qui l'historique « des crises quasi permanentes du Conseil de presse laisse penser que l'autoréglementation ne fut jamais bien acceptée par les entreprises de presse » (Corriveau et Plamondon 2009). Quant à l'honorable juge Jean-Pierre Bourduas, de la Cour du Québec, il a déjà jugé que le CPQ « est, en droit, un organisme privé, et dans les faits, un organisme voué à la défense et à la promotion des intérêts de ses membres » (Cour du Québec 2003, 23) plutôt que de défendre le public avant tout. Dans un mémoire soumis au CPQ en mai 2009, au moment d'une crise qui a menacé la survie de l'organisme, la Fédération nationale des communication (principal syndicat des journalistes du Québec) a évoqué la manque d'indépendance de l'organisme et de son Comité d'étude des plaintes sur l'éthique en soutenant « que les décisions du tribunal d’honneur doivent rester anonymes de façon à éviter que les journalistes qui siègent à ces comités subissent des pressions indues de leurs patrons ou de leurs pairs » (FNC 2009, 4). Finalement, un sondage réalisé à l'automne 2009, pour le compte de la Chaire de recherche en éthique du journalisme de l'Université d'Ottawa, révèle que seulement 20 % des Québécois font confiance au CPQ pour « assurer que les journalistes respectent l’éthique et la déontologie de leur métier » (CREJ 2009a).

Du côté des journalistes professionnels du Québec, l'attitude est ambivalente. D'une part, plusieurs ont critiqué le fait que des médias quittent le CPQ pour rejoindre le Conseil canadien des normes de la radiotélévision (CCNR) en insinuant que le financement totalement privé de ce dernier le rendrait plus complaisant envers les médias. Le CCNR est un organisme d'autorégulation des radiodiffuseurs privés, entièrement financé par l'industrie, alors que le CPQ est financé à la fois par des médias membres et par le Gouvernement du Québec. D'autre part, ils sont nombreux à souhaiter que le CPQ soit complètement modifié ou remplacé par un ordre professionnel, voire un tribunal de la déontologie (CREJ 2009b). Selon cette enquête qualitative de la Chaire de recherche en éthique du journalisme, menée auprès de 276 journalistes québécois, il appert que le CPQ, dans sa forme actuelle du moins, n’est plus le mécanisme que privilégient ceux qui associent l’imputabilité journalistique à la qualité, la diversité et l’intégrité de l’information. Plusieurs ont proposé que le CPQ soit réformé pour « avoir des dents », et pouvoir sanctionner les transgressions déontologiques, ce qui va à l'opposé des souhaits de certains médias qui financent le CPQ.

La remise en question des dispositifs traditionnels d’autorégulation ne se limite pas au cas du Québec. Au Royaume-Uni, il a été démontré que, de sa fondation jusqu’à son abolition, en passant par les réformes et modifications, le British Press Council a cherché à protéger les intérêts des médias et des journalistes face aux critiques des citoyens (O'Malley et Soley 2000). Par ailleurs, une tentative de créer des mécanismes d’autorégulation en Russie est considérée comme un échec compte tenu des erreurs et des résistances observées (Observatoire européen de l’audiovisuel 2005, 11). Aux États-Unis, il n’existe que quelques conseils de presse régionaux tandis que le Conseil de presse national n’a duré que 11 ans, en raison d’une forte résistance de la part de grands médias, tel le New York Times, mais aussi de son incapacité à s’imposer par des décisions courageuses ou impartiales (Husselbee 1991, Ugland 2008).

L'impossible autodiscipline
Ce que nous disent ces enquêtes, c'est qu'il ne faut plus confondre autorégulation et autodiscipline. En effet, si les journalistes et les médias s’entendent sur les valeurs morales, les principes éthiques et les règles déontologiques qui gouvernent leurs pratiques, il est plus difficile d’assurer le respect de ces normes que l’on peut qualifier de règles de l’art. Il est encore plus difficile, voire impossible à ce jour, pour les journalistes et les entreprises de presse de se doter de mécanismes de sanction pour compenser les dommages des victimes en cas de transgression aux normes. Ainsi, l’autorégulation et les dispositifs d’imputabilité qui ont été créés depuis la moitié du 20e siècle ne peuvent être associés à une autodiscipline qui reposerait sur d’autres formes de sanctions que les sanctions morales propres aux conseils de presse, ombudsman et médiateurs de presse.

Il y a donc lieu de constater l’échec généralisé des mécanismes d’imputabilité ainsi que l’absence d’autodiscipline en journalisme, tout en reconnaissant que les journalistes ont été en mesure de se doter de règles déontologiques cohérentes avec les grands principes que sont la vérité, l’équité et l’intégrité, pour ne retenir que les plus importants.

L'intervention des tribunaux civils
Ce n'est pas pour se substituer volontairement à l'absence d'autodiscipline que les tribunaux ont progressivement considéré qu'il y avait lieu de s'intéresser à la démarche journalistique (l'obligation de moyens, les règles de l'art comme standards de la faute) plutôt qu'aux résultats. Au Québec, cela repose sur deux articles du Code civil. Premièrement, on affirme clairement ce qui suit :
« Article 7
Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi. »

Deuxièmement, on ajoute plus loin :
« Article 1457
Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde. »

Ces articles sont d'application générale. Ils sont valides pour tous les citoyens, qu'ils soient journalistes ou non.

Pour décider du respect des règles de conduite en matière de journalisme, les tribunaux auraient très bien pu se fier à leur bon jugement, sinon à leurs préjugés et décréter ce qui est ou n'est pas du journalisme raisonnable. Mais comme ils ne voulaient pas empiéter dans la liberté des journalistes, ils ont décidé d'assimiler les journalistes à des professionnels, au même titre que des médecins ou des avocats. Et ils ont appliqué aux journalistes le même test qu’aux autres professionnels, c’est-à-dire le respect des règles de l’art qui s’appliquent dans les circonstances. Mais quelles sont les règles de l’art ? Essentiellement, ce sont les textes normatifs que les journalistes se sont volontairement données au fil des décennies. Ce sont en grande partie les règles que l’on trouve dans les codes de déontologie. Les tribunaux vont donc appuyer leurs jugements sur des textes déontologiques tels les Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada, le Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Les droits et responsabilités de la presse du Conseil de presse du Québec ou encore sur des textes déontologiques en vigueur dans différents médias.

SRC c. Radio Sept-Îles
Cette notion de règles de l’art a été reconnue pour la première fois par la Cour d’appel du Québec, en 1994, dans la cause Société Radio-Canada c. Radio Sept-Iles. Sans entrer dans les détails factuels du litige, retenons que les avocats de la Société Radio-Canada ont fait valoir que leurs journalistes avaient respecté les normes déontologiques du métier et qu'ils ne devaient donc pas être condamnés pour des dommages subis par Radio Sept-Îles - une entreprise en difficulté financière mise en cause par les reportages - malgré la présence d'informations inexactes publiées de bonne foi. La Cour d'appel du Québec a alors décidé que la responsabilité des médias ou des journalistes est une :

«... responsabilité assimilable à la responsabilité professionnelle, faisant appel au critère de la personne raisonnable travaillant dans ce secteur de l'information. Dans le cas d'un reportage, il faut déterminer si l'enquête préalable a été exécutée en prenant des précautions normales et en utilisant des techniques d'investigation disponibles ou habituellement utilisées. En ce sens, il faut tenir compte des réalités ou des difficultés inhérentes au métier de journaliste » (CAQ 1994).

Pour la Société Radio-Canada, il s'agissait d'une victoire importante, mais cette nouvelle jurisprudence allait venir la hanter quelques années plus tard dans la cause l'opposant à un professionnel des relations publiques, Gilles E. Néron.

Néron c. Radio-Canada
En 2000, lors du procès de ce qui allait devenir la fameuse cause de Néron c. Société Radio-Canada, il a été mis en preuve que les journalistes de Radio-Canada n’avaient pas respecté leurs propres normes journalistiques en matière d’exactitude et, surtout, d’équité. Cela a été confirmé par le juge de la Cour supérieure du Québec (2000), les juges de la Cour d’appel du Québec (2002) et ceux de la Cour suprême du Canada (2004), même si deux juges, sur 12 au total, n’ont pas voulu considérer cela comme une faute civile qui justifie de payer des dommages à Néron.

En effet, même si la plupart des informations diffusées par la SRC étaient vraies, la façon de les présenter, le fait que des informations favorables à Néron aient été volontairement omises et, surtout, le fait qu’on avait en quelque sorte piégé Néron, ont convaincu les tribunaux successifs que les journalistes avaient commis des fautes professionnelles et que ces fautes avaient un lien direct avec les dommages importants subis par Néron. En somme, le raisonnement qui avait si bien servi Radio-Canada en 1994 venait la pénaliser en 2004.

Quelques jours après le jugement de la Cour suprême du Canada, en juillet 2004, un juge de la Cour supérieure du Québec condamnait TVA - principal télédiffuseur privé au Québec - à une amende de 400 000$  pour avoir aux aussi commis des fautes en ne respectant pas les règles de l’art, soit la déontologie du journalisme (entrevue d’embuscade, inexactitudes, sources anonymes inutiles, conflit d’intérêts).

Retenons donc qu'en ce qui concerne le Code civil en vigueur au Québec, les journalistes ont des obligations de moyens, lesquels sont assimilables aux normes déontologiques librement élaborées et reconnues par les journalistes, ce qui est la définition de l'autorégulation.

Transformation du Common Law
Historiquement, les médias soumis au régime du Common Law peuvent se défendre contre des poursuites en diffamation en plaidant la vérité de l’information et, lorsqu'une information était fausse, une immunité relative (ou absolue pour les informations judiciaires et parlementaires) leur était octroyée en raison de l’intérêt du public à recevoir cette information. Pour faire tomber cette immunité, les plaignants doivent alors démontrer la malveillance ou l’intention de nuire du média et de ses journalistes. On retrouve aussi une autre défense dite de commentaire loyal.

Au fil du temps, les tribunaux ont été progressivement convaincus que ces défenses accordaient une trop grande importance à la réputation aux dépens de la liberté de presse reconnue dans la Charte canadienne des droits et libertés de 1982. En effet, les médias pouvaient être condamnés à payer d’importants dommages s’ils avaient publié ou diffusé des informations ou des opinions diffamatoires sur des sujets ou des questions d’intérêt public, et le risque était que cela encourage les médias à ne pas faire de journalisme d’enquête par exemple.

Des médias ont pour leur part plaidé afin que le droit canadien imite ce qui se faisait dans d’autres pays de tradition de Common Law (Angleterre, Afrique du Sud, Nouvelle-Zélande, Australie). Dans ces pays, on avait reconnu la notion de « journalisme responsable sur des questions d’intérêt public ». Le 22 décembre 2009, la Cour suprême du Canada a accepté de reconnaître la défense de « communication responsable sur des questions d’intérêt public », ce qui concerne aussi bien les journalistes que les blogueurs par exemple. Mais limitons-nous ici au journalisme et résumons à grands traits les deux causes ayant provoqué ce changement avant d'analyser ce que cela implique pour les journalistes.

Grant c. Toronto Star (2009)
La première cause est celle opposant le promoteur Peter Grant au quotidien The Toronto Star. Grant et sa société ont intenté une action en diffamation à la suite de la publication d'un article laissant croire que ses amitiés politiques lui avaient permis d'avoir des dérogations à certains règlements en matière d'aménagement d'un terrain de golf privé. Dans un premier temps, The Toronto Star a été condamné à d'importants dommages et intérêts, mais les avocats du journal ont réussi à convaincre les tribunaux supérieurs qu'ils auraient dû pourvoir profiter d'une nouvelle façon de se défendre, basée sur la notion de « journalisme responsable concernant des questions d’intérêt public ». La Cour suprême du Canada a donné raison au journal en décembre 2009 et la cause a été renvoyée aux tribunaux inférieurs, soit la Cour supérieure de l'Ontario. Il est trop tôt pour savoir quel impact aura cette nouvelle défense dans cette cause.

Quan c. Cusson (2009)
Quan est un journaliste au quotidien The Ottawa Citizen tandis que Dano Cusson est un policier de la Ville d'Ottawa. Peu après les événements du 11 septembre 2001, Cusson prend l'initiative personnelle de se rendre à New York pour participer aux opérations de recherche et de sauvetage à Ground Zero, avec son chien qu'il prétendait entraîné pour de telles missions. Le journal a publié un article qui laisse entendre que Cusson s'est présenté sous un faux jour aux autorités de New York et que sa participation aurait pu nuire aux opérations de sauvetage. Il a donc poursuivi le journal et son journaliste pour diffamation. Au procès, les avocats du journal n'ont pu avoir recours à la défense de journalisme responsable concernant des questions d’intérêt public qui n'était pas encore reconnue en sol canadien. La Cour suprême du Canada a ordonné un nouveau procès où The Ottawa Citizen pourra invoquer ce nouveau moyen de défense.

Allons voir un peu ce que la Cour suprême du Canada entend par cette notion de communication responsable concernant des questions d'intérêt public quand elle met en cause des journalistes.

La communication responsable concernant des questions d’intérêt public
Tout d’abord, le plus haut tribunal canadien part du principe qu’il « convient de modifier les règles relatives à la diffamation de façon à accorder une plus grande protection aux communications concernant des questions d’intérêt public. Les règles de droit actuelles en ce qui a trait aux énoncés fiables et importants pour le débat public n’accordent pas un poids suffisant à la valeur constitutionnelle de la liberté d’expression »[1].

De plus, il ne faut pas exiger la perfection dans la couverture de questions et d'enjeux d'intérêt public, car cela :
« ... peut aboutir non seulement à empêcher la communication de faits qu’une personne raisonnable tiendrait pour fiables et qui sont pertinents et importants pour le débat public, mais aussi à entraver le discours et le débat politiques sur des questions importantes pour le public et à empêcher les attaques et ripostes inhérentes aux discussions nécessaires à la découverte de la vérité ».

Pour les juges, il y a donc lieu de reconnaître un

« ... moyen de défense qui permettrait aux diffuseurs de s’exonérer en établissant qu’ils ont agi de façon responsable en s’efforçant de vérifier l’information communiquée au sujet d’une question d’intérêt public [ce qui] constitue une réponse raisonnable et proportionnelle à la nécessité de protéger les réputations tout en permettant l’échange public d’information fondamental pour la société canadienne moderne ».

Deux principes à respecter
Pour pouvoir tirer profit de ce nouveau moyen de défense, il faut, comme l'indique son nom, que la communication porte sur une question d’intérêt public. Pour le tribunal, l'intérêt public concerne le contenu ou la substance de la communication dans son ensemble. L’intérêt public n’est pas l’intérêt du public (la curiosité publique). Par ailleurs, « il suffit qu’un segment de la population ait un intérêt véritable à recevoir l’information s’y rapportant ». Les juges considèrent que le public :

« ... a véritablement intérêt à être au courant d’un grand éventail de sujets concernant tout autant la science et les arts que l’environnement, la religion et la moralité. L’intérêt démocratique pour que se tiennent des débats publics sur une gamme de sujets de cette ampleur doit se traduire dans la jurisprudence ».

Le deuxième principe veut que le défendeur (le média, le journaliste, mais aussi d'autres communicateurs éventuellement) soit en mesure de démontrer que la communication était responsable, ce qui passe nécessairement par une démarche de vérification des allégations qui seront diffusées au public. Pour les juges, la liberté de presse « n’évacue pas la responsabilité. Il est capital que les médias se conduisent de façon responsable lorsqu’ils couvrent des faits concernant des questions d’intérêt public et qu’ils se conforment aux normes les plus exigeantes du journalisme ». Cette référence explicite aux normes les plus exigeantes du journalisme va conduire le tribunal à élaborer une série de critères qui permettront, au cas par cas, d'évaluer si le journaliste a été à la hauteur de la situation.

Les critères pertinents de la Cour suprême du Canada
Pour aider les juges à déterminer dans quelle mesure les journalistes se sont conduits de manière responsable, le plus haut tribunal énonce une série de critères, dont certains nous paraissent conformes aux normes déontologiques reconnues en journalisme. C'est cela qui nous incline à considérer que les tribunaux civils canadiens s'approprient la déontologie journalistique, tout comme le font les tribunaux civils du Québec. On peut même suggérer que les tribunaux offrent un cadre de réflexion éthique aux journalistes en leur signalant les valeurs et les principes qui doivent guider leurs pratiques, et qui se retrouvent souvent aux fondements des règles de déontologie (Bernier 2004).

Parmi les critères à prendre en considération, on retrouve la gravité des allégations :

« Suivant la logique de la proportionnalité, le degré de diligence mis à vérifier l’allégation devrait croître en proportion de la gravité des effets que celle-ci risque d’avoir sur la personne diffamée. (...)  Ce facteur reconnaît que toutes les imputations diffamatoires n’ont pas le même poids. (...) Le tort susceptible d’être causé à la dignité et à la réputation du demandeur augmente en fonction de la gravité de l’affront diffamatoire. (...)  Les allégations habituellement considérées comme les plus graves — p. ex. des allégations de corruption ou de perpétration d’une autre infraction par le titulaire d’une charge publique — commandent des vérifications plus approfondies que des insinuations moins graves. Il en va de même des allégations qui portent atteinte de façon importante aux attentes raisonnables du demandeur en matière de vie privée ».

Ce premier critère renvoie aux normes de rigueur et d'exactitude contenues dans de nombreux textes normatifs.

Bien entendu, on tiendra compte de l'importance de la question ou de l'enjeu discuté pour le public. C'est le critère d'intérêt public, lui aussi omniprésent en journalisme :

« Cependant, tous les sujets d’intérêt public ne sont pas d’importance égale. Les communications sur les questions graves de sécurité nationale, par exemple, suscitent des préoccupations différentes de celles soulevées par des questions prosaïques qui constituent le quotidien de la vie politique. Ainsi, il se pourrait que ce qui constitue de la diligence raisonnable à l’égard d’une question ne suffise pas quant à une autre ».

De même, les tribunaux vont devoir évaluer s'il était justifié d'inclure un énoncé diffamatoire dans un article ou un reportage, tout en prenant bien garde de ne pas « s’aventurer dans la liberté éditoriale… » des médias. On peut penser qu'une phrase “ assassine ”, inutile à la compréhension de la nouvelle, pourrait être ciblée par un tel critère si on en vient à la conclusion qu'elle visait davantage à stigmatiser un individu ou une institution qu'à informer le public.

De plus, on se demandera si l'intérêt public de l'énoncé s'explique par sa simple existence (relation de propos des autres, rumeurs publiques, etc.) ou bien dans sa véracité. Pour la Cour suprême du Canada :

« Cette règle traduit le souci du droit d’empêcher qu’on puisse se livrer impunément à la diffamation simplement en attribuant les allégations calomnieuses à autrui. (…) Le [TRADUCTION] “ simple colportage de libelles ” n’est pas d’intérêt public : En outre, il est particulièrement important de maintenir la règle de la répétition à l’époque d’Internet, où des propos diffamatoires peuvent se propager d’un site Web à un autre en un rien de temps ».

Le plus haut tribunal ajoute que :

« Si un conflit est en soi une question d’intérêt public et que les allégations sont fidèlement rapportées, le diffuseur ne devrait pas encourir de responsabilité même si certaines des déclarations peuvent être diffamatoires et erronées, à condition que : (1) la relation de propos attribue les dires à quelqu’un, préférablement identifié, pour éviter que personne n’assume de responsabilité; (2) la relation de propos indique, expressément ou implicitement, que la véracité des dires n’a pas été vérifiée; (3) la relation de propos expose équitablement les deux versions des faits; et (4) la relation de propos situe les dires dans leur contexte ».

Dans la même veine, on devra s'interroger quant à l'urgence de la question, ce qui limite la course aux scoops sans toutefois ignorer que « les nouvelles sont souvent des produits périssables », si bien qu'il ne faut pas en retarder indument la publication :

«Il s’agit de décider si la nécessité d’informer le public commandait que le défendeur procède à la communication au moment où il l’a fait. Ce facteur, comme d’autres, s’examine à la lumière de ce que le défendeur savait ou devait savoir au moment de la diffusion. Si un délai raisonnable lui avait permis de découvrir la vérité et de corriger les erreurs diffamatoires sans nuire à l’actualité de la nouvelle, le facteur favoriserait le demandeur ».

Un autre critère concerne la nature et la crédibilité des sources d'information, car les juges sont d'avis qu'il « existe des sources d’information plus dignes de foi que d’autres. Moins une source est fiable, plus il faudra se tourner vers d’autres sources pour vérifier les allégations. Cela vaut pour toutes les sources qu’il s’agisse de documents ou de personnes ». L'usage de sources confidentielles a aussi des limites. Selon les circonstances, cela sera considéré responsable ou irresponsable. Cela étant dit, le fait que la source du journaliste ait agi dans son intérêt personnel ne prive pas nécessairement ce dernier de protection, à la condition qu’il ait pris d’autres mesures raisonnables, mais « il n’est pas difficile de percevoir l’irresponsabilité qu’il pourrait y avoir, selon les circonstances, à diffuser des insultes proférées par des “ sources ” non identifiées ».

Un autre critère réfère à l'équité de la démarche journalistique, car le tribunal va vérifier si on a :

«... demandé et rapporté fidèlement la version des faits du demandeur (...) Dans la plupart des cas, il est intrinsèquement injuste de diffuser des allégations de fait diffamatoires sans donner à la personne visée la possibilité de répondre (…) Lorsqu’on ne fournit pas cette occasion, on accroît en outre les risques d’inexactitude, car la personne visée peut fort bien être en mesure de fournir des renseignements pertinents et non une simple dénégation ».

Finalement, la Cour suprême du Canada, sans être limitative ni exhaustive, évoque d'autres conditions. On y retrouve notamment le ton de l’article ou du reportage, sans toutefois « faire de la platitude stylistique une condition d’application du moyen de défense ». Elle prend la peine d'écrire que le « journalisme d’enquête à son meilleur prend souvent une position incisive ou critique sur des questions d’actualité pressantes. Il ne faudrait pas que ce seul ton d’un article, responsable par ailleurs, empêche d’invoquer la défense de communication responsable ».

Conclusions
D’une certaine façon, le Common Law canadien et le Droit civil québécois se rapprochent en matière de diffamation. Ces deux traditions juridiques insistent sur l’obligation de moyens plutôt que l’obligation de résultats (on ne peut exiger de façon absolue que tous les énoncés soient vrais, par exemple). Si le premier parle de journalisme responsable, et le second de journaliste raisonnable, tous deux accordent une importance indéniable au respect des normes déontologiques.

Au Québec, le journaliste raisonnable doit se conformer aux règles de l’art. Dans les autres provinces, pour déterminer s’ils ont affaire à du journalisme responsable sur des questions d’intérêt public, les juges vont se livrer à une analyse méticuleuse qui portera aussi bien sur la qualité de la démarche journalistique que sur le leur jugement professionnel et leur bonne foi.

À la lumière de ces jugements, on peut affirmer que l’éthique et la déontologie deviennent plus que jamais des aspects incontournables du journalisme. Il ne suffi pas de connaître par cœur les règles déontologiques, encore faut-il savoir les mettre en pratique. Dans la plupart des cas, cela est facile. Mais que faire quand deux règles sont en contradiction ? Laquelle privilégier, laquelle délaisser ? Comment justifier une dérogation ? Comment distinguer ce qui est dérogation et ce qui est transgression (et devient une faute professionnelle) ? Voilà le terrain de la réflexion éthique qui s'ouvre aux journalistes, ce qui justifie plus que jamais la formation au jugement moral chez les futurs journalistes.

Quand on considère les critères pris en compte par les tribunaux, on peut conclure qu’ils encouragent les entreprises de presse à produire et à diffuser des informations de grande qualité. C’est-à-dire des informations d’intérêt public, exactes et rigoureuses, équitables et intègres. Le sensationnalisme, l’usage injustifié de sources anonymes et les conflits d’intérêts, pour ne nommer que ces exemples, risquent de coûter cher à l’avenir.

Même si les journalistes ont des obligations de moyens plutôt que des obligations de résultats, il est évident que les moyens conditionnent inévitablement les résultats. En effet, les résultats (articles, reportages, enquêtes, chroniques, blogues, etc.) sont des témoins bavards qui peuvent trahir l’insouciance de leurs auteurs.
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Références
BERNIER, Marc-François (2004), Éthique et déontologie du journalisme, 2e édition, Québec, Presses de l'Université Laval.

BERNIER, Marc-François (2010) « Fin du mythe de l’autorégulation des médias », in L’État du Québec 2010, L’Institut du Nouveau Monde, 2010, Montréal, Boréal, p. 347-352.

BOURDIEU, Pierre, « Journalisme et éthique », Les Cahiers du journalisme, no 1, 1996, p. 10-17.

CORRIVEAU, Raymond et Denis PLAMONDON (2009) « Conseil de presse du Québec - Partir pour agir », Le Devoir, 2 juin 2009, p. A7.

COUR DU QUÉBEC (2003), Conseil de presse du Québec c. Gilles Lamoureux-Gaboury,
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[1] À moins d'avis contraire, ce passage et ceux suivent sont tirés de la décision Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61 [http://csc.lexum.umontreal.ca/fr/2009/2009csc61/2009csc61.html].