Marc-François Bernier
Programme de journalisme numérique
Département de communication
Université d’Ottawa
La décision de l’hebdomadaire Le Courrier du Sud de retirer de son site Internet une caricature
jugée de « mauvais goût » par le bureau du premier ministre Philippe
Couillard arrive au moment où les journaux ont besoin du Gouvernement du Québec
pour survivre.
Publiée pour souligner de façon critique et satirique la
Journée internationale des femmes, le 8 mars, on y voyait M. Couillard, en
djellaba, en train de lapider (sans vraiment l’atteindre) l’ex-député Fatima
Houda-Pépin, tout en souhaitant « Bonne fête Fatima ». La référence
aux débats sur l’identité québécoise, à la laïcité et au multiculturalisme
était sans équivoque. Ce débat oppose vivement M. Couillard et Mme Houda-Pépin.
Le cabinet du premier ministre a jugé la chose de
mauvais goût, et en a fait part à la haute direction de TC Transcontinental, rapporte La Presse du 13 mars. La caricature a été aussitôt
retirée du site Internet,
sans en aviser les lecteurs, même si on la retrouve dans la version papier et
sur le journal virtuel en ligne.
Le principe de transparence lié à l’imputabilité médiatique aurait voulu que ce
soit le journal lui-même qui s’en explique à son public.
Que des gens de tous les milieux interviennent auprès
des médias et de leurs journalistes pour faire part de leurs doléances n’est
pas une pratique inédite. À ce chapitre, le premier ministre a les mêmes
prérogatives que tous les citoyens du 5e pouvoir.
Il a même le droit d’y voir la représentation
d’un meurtre, pour justifier l’intervention de son entourage. Aux citoyens
de juger du bon goût de la caricature et de la recevabilité de l’argument.
Toutefois, de telles doléances provenant des élus et
de leur entourage devraient être exceptionnelles, et exprimées publiquement
pour éviter d’alimenter les soupçons de connivence entre pouvoirs politiques et
médiatiques. Par exemple, en 1998, le cabinet de Jean Chrétien, alors premier
ministre du Canada, avait déposé une plainte publique auprès de l’ombudsman de
la CBC, qui
l’avait rejetée. En 2007,
c’était au tour du cabinet du premier ministre Stephen Harper de se plaindre
publiquement et formellement de Radio-Canada pour un reportage le mettant en
cause.
À
l’aide!
Le présent cas soulève d’autres enjeux qui amplifient
l’importance du caractère public de telles démarches auprès des médias. Il survient
dans un contexte où les journaux sont financièrement fragiles. Plusieurs
seraient menacés de disparaître ou ont déjà disparu, et ils sollicitent le
Gouvernement du Québec pour leur venir en aide.
En effet, depuis plusieurs mois, la Coalition pour la pérennité de la presse d’information au
Québec,
regroupant 178 journaux (Le Devoir,
Groupes Capitales Médias, TC Transcontinental, Hebdos Québec et Quebec Community
Newspapers Association), mène des activités de lobbying et
plaide sur la place publique afin de bénéficier de certaines aides et de privilèges
de l’État. Le Courrier du Sud est une
propriété de TC Transcontinental, et fait partie de cette Coalition qui a
besoin du gouvernement que dirige M. Couillard.
La Coalition demande
plusieurs choses, dont des crédits d’impôt sur les coûts de production de
l’information et sur les investissements numériques, une exemption de la
contribution sélective au recyclage, l’abolition des taxes de vente pour les
journaux et une augmentation du budget gouvernemental pour les placements
publicitaires dans les journaux. C’est son volet
offensif.
Plus récemment, dans une démarche défensive cette
fois, la même Coalition a demandé au Gouvernement du Québec de maintenir
l’obligation, pour les municipalités, de publier leurs avis public dans les
journaux, contrairement à ce que prévoient deux articles du projet de Loi 122.
Cela représente environ 10 millions de dollars par année, qui pourraient
échapper à des médias imprimés déjà affaiblis.
Sans verser dans les procès d’intentions aussi
stériles qu’injustes, on peut légitimement se demander pourquoi la direction de
TC Transcontinental et du Courrier du Sud
ont si prestement décidé de retirer en catimini la caricature de leur site
Internet, pour une simple question de « mauvais goût ». Pourquoi cela
n’a pas été clairement expliqué à leurs lecteurs? Quelles craintes étaient
présentes dans l’esprit des gens en position d’autorité? Quels intérêts étaient
en cause? Bref, quelle est la rationalité de cette décision? Cela a-t-il un
lien avec des affinités politiques, ou encore avec la crainte de nuire aux
démarches de la Coalition ?
On comprend assez facilement, ici, les soupçons que
soulèvent de telles décisions quand elles ne sont accompagnées d’aucune transparence,
d’aucune explication publique.
Quelle
aide pour les journaux?
Il ne fait pas de doute que les journaux traversent
une grave crise financière, encore que nous n’ayons pas accès à leurs états
financiers, le cas du Devoir mis à
part. On pourrait néanmoins débattre longuement quant à la pertinence et au
bien fondé de certaines des demandes de la Coalition.
Par exemple, la Coalition veut limiter les aides
publiques aux médias établis, ce qui nuirait à l’arrivée de la concurrence,
alors qu’il existe déjà une importante concentration de la propriété des médias
au Québec. On a cruellement besoin de nouveaux médias d’information au Québec,
surtout dans les régions orphelines (sans journaux, sans radio ou télévision
locales). Les aides publiques devraient aussi encourager la création de médias
peu importe la plate-forme retenue.
Pour ce qui est de l’exemption de la contribution
sélective au recyclage du papier journal, ne devrait-on pas plutôt modifier les
règles pour que chaque média assume sa juste part, rien de plus mais rien de
moins? Les coûts du recyclage doivent-ils être considérés une externalité que
doivent assumer d’autres acteurs économiques, surtout quand certains journaux
débordent de contenus publicitaires et promotionnels, plutôt que de contenus
essentiels à la démocratie et au droit du public à l’information?
Le
critère qualitatif : l’intérêt public
Mais l’enjeu le plus important, sur le plan
démocratique, demeure l’indépendance éditoriale des journaux. À raison, la
Coalition insiste sur cette indépendance comme prérequis du rôle démocratique
de leurs journaux. C’est pourquoi elle demande des aides qui ne reposeraient
sur aucun critère qualitatif. Une telle formule, il est vrai, atténuerait les
risques d’ingérence de l’État dans les salles de rédaction, de même que les
apparences d’ingérence.
Or, un important critère qualitatif est implicite dès
que l’on fait valoir que l’aide publique va aider les journaux à assumer leur
rôle démocratique. C’est un engagement à produire et à diffuser des contenus
journalistiques d’intérêt public (science, éducation, économie, politique, etc.),
plutôt que des faits divers, du sport, des recettes, des articles promotionnels
(style de vie, tourisme, automobile, habitation, etc.).
Certes, l’État n’a pas à juger si le journalisme
pratiqué est de qualité ou pas, mais il peut s’assurer que son aide favorise
des contenus d’intérêt public liés à des thématiques souvent délaissées par des
médias, parce que non rentables. Cela peut se faire notamment par un monitoring
des contenus produits, pour voir si l’aide publique a conduit à des articles et
reportages d’intérêt public. On pourrait aussi exiger que les patrons des
journaux produisent un rapport annuel public pour faire état des retombées de
cette aide venue directement ou indirectement des contribuables.
Indépendance,
transparence et imputabilité
Il faut fort probablement venir en aide aux médias qui
produisent et diffusent de l’information essentielle à la démocratie,
c’est-à-dire une information d’intérêt public, véridique, rigoureuse et exacte,
équitable et intègre. Il faut de plus favoriser la plus grande diversité
médiatique qui soit, pour que chaque média puisse palier aux angles morts de
leurs concurrents, inaptes à l’autocritique le plus souvent (c’est La Presse qui nous révèle ce que ne
disait pas Le Courrier du Sud).
Le défi est de trouver un mode de distribution des
aides publiques qui favorise l’information démocratique, sans financer des contenus
journalistiques promotionnels ou ludiques.
Peu importe le modèle de distribution qui pourrait
être éventuellement retenu, il va inévitablement alimenter de légitimes
soupçons de connivence entre pouvoirs politiques et pouvoirs médiatiques, si
tous les acteurs continuent de se parler et à agir en secret, sans transparence
ni imputabilité.
Le retrait plus que discret de la caricature jugée de
« mauvais goût » nous aura au moins rappelé à ces principes fondamentaux
que sont l’indépendance, la transparence et l’imputabilité des médias dans les
rapports qu’ils entretiennent forcément avec les élus et leur entourage.
13 mars 2017