Analyse publiée dans le quotidien Le Soleil, mardi 5 février 2002, p. A13
Bernier, Marc-François
Le taux d'erreur des spéculations des quotidiens La Presse, Le Devoir et LE SOLEIL lors du dernier remaniement ministériel a oscillé entre 25 % et 71 %
Encore une fois, le remaniement ministériel québécois a été accompagné de son lot de spéculations journalistiques qui induisent souvent le public en erreur.
Une analyse comparative de ces spéculations publiées dans les trois quotidiens québécois qui consacrent des ressources importantes à la couverture de la vie politique, La Presse, LE SOLEIL et Le Devoir), révèle que le taux d'erreur des journalistes qui se prêtent à cet exercice varie entre 25 % et 71 %. L'analyse ne porte que sur les principaux textes consacrés à la spéculation, du 15 au 30 janvier.
On y constate que La Presse consacre beaucoup d'importance aux spéculations en y allant de trois articles dont le taux de réussite augmente au fur et à mesure qu'approche le jour de l'assermentation, sans toutefois dépasser significativement les 70 %. Cette façon de faire avait été observée au moment de la composition du Conseil des ministres de Jacques Parizeau (septembre 1995) et de Lucien Bouchard (janvier 1996).
Pour sa part, Le Devoir a risqué un seul texte spéculatif, dont la marge d'erreur a été supérieure à 36 %. LE SOLEIL s'en tirait mieux, si on peut dire, avec un taux d'erreur de 25 %. Dans l'article publié le 30 janvier, le journaliste du SOLEIL y est allé de plusieurs spéculations publiées la veille par La Presse, et cela a été encore plus fréquent au Devoir. On peut penser que les efforts spéculatifs de La Presse ont " inspiré " ses concurrents dans leur travail.
Incomplet et révélateur
Bien entendu, un tel tableau est toujours incomplet et peut paraître injuste puisque le résultat final ne se précise que durant les heures précédant l'assermentation. De plus, il est très difficile d'y inscrire des énoncés comme " Bernard Landry n'a toujours pas de réponse de son copain David Levine qui aurait fait une capture de choix, mais qui présente l'inconvénient certain de n'être pas élu. () Les ministres de la Justice, Paul Bégin, et de l'Inforoute, David Cliche, font partie de ceux qui risquent de perdre leur portefeuille " (La Presse, 17 janvier).
Ou encore quand La Presse annonce la venue au cabinet des députés Stéphane Bédard et Jean-François Simard, sans se risquer quant à leurs fonctions; quand elle prédit le départ des ministres Jean Rochon et Jacques Baril (qui resteront néanmoins ministres); quand elle anticipe une rétrogradation de Paul Bégin (qui demeure à la Justice) et de David Cliche (qui a démissionné). Tout comme quand on y écrit que Linda Goupil et Joseph Facal seront déplacés, tandis que François Gendron aura une promotion, sans en dire davantage.
Il est également impossible d'inclure, dans un texte spéculatif , que le premier ministre Landry, outre l'arrivée de David Levine, " aurait une autre vedette surprise dans sa manche pour ce matin " (La Presse, 30 janvier). Cette prophétie ne s'est pas matérialisée si on faisait référence à l'arrivée d'un autre non-élu au Conseil des ministres.
De même, Le Devoir annonce l'arrivée des députés Bédard, Simard et Michel Létourneau sans tenter de spéculer sur les rôles qui leur seront dévolus. Dans LE SOLEIL, on prévoit la montée du député Jean-François Simard sans trop se risquer quant à son mandat. On prévoit aussi que Jean Rochon demeurera ministre, mais on erre en accordant des promotions à Agnès Maltais et Rosaire Bertrand, et en avançant que Paul Bégin " constituait un cas incertain ". On prévoit aussi l'expulsion de Jacques Baril et de François Gendron (ce qui n'a pas été le cas).
Ces énoncés, qui tiennent beaucoup de la rumeur et du ballon d'essai, trouvent difficilement place dans un tableau formel. Mais leur existence est révélatrice de l'importante marge d'erreur, de l'impressionnisme et de l'imprécision qui caractérisent des articles qui devraient avant tout être exacts. Par ailleurs, il faut reconnaître que plusieurs modifications de responsabilités ministérielles marquent chaque remaniement et il devient très difficile pour les journalistes de pouvoir spéculer à ce sujet. Ce qui en soi serait une raison suffisante pour ne pas trop s'y risquer.
Sources anonymes douteuses
Les spéculations journalistiques reposent essentiellement sur des sources anonymes, c'est-à-dire sur la collaboration intéressée d'informateurs politiques dont l'identité n'est pas dévoilée par les journalistes qui répercutent leurs propos. Cette pratique empêche le public d'évaluer la crédibilité et les motifs de ces informateurs. La présente analyse, comme d'autres du reste, met en évidence la faiblesse des informations provenant de sources anonymes, sur le plan de l'exactitude. Des taux d'erreur importants avaient aussi été observés lors des remaniements de septembre et décembre 1998.
Dans le présent cas, les sources d'information anonymes ne sont pas toujours fiables, mais elles le sont encore moins lorsque les candidats pouvant combler une fonction ne font pas l'objet d'un consensus. Si le cas de Pauline Marois a semblé faire consensus, il n'en a pas été de même pour bon nombre d'autres députés, comme l'indique très bien le tableau. Les démissions de Guy Chevrette, de Jacques Brassard et de David Cliche n'expliquent pas le taux d'erreur observé puisque des taux similaires ont été constatés par le passé.
Il faut savoir que la publication de telles spéculations, à quelques heures du dévoilement d'un nouveau gouvernement, fait partie de la culture des courriéristes parlementaires. En accordant l'anonymat à des informateurs, ils cherchent à en savoir plus et à prendre de vitesse leurs concurrents. Cette course à la primeur leur vaut souvent un peu de notoriété, leur permet de produire de la copie, d'avoir accès à une mise en page valorisée et peut même les aider à demeurer en poste à l'Assemblée nationale du Québec.
Confondre ou éclairer ?
À la lumière des résultats de l'analyse, on peut soutenir que les journalistes ont été incapables de dresser à l'avance un tableau véridique et représentatif de ce qu'allait être le Conseil des ministres. On doit constater que les journaux, surtout La Presse, ont accordé beaucoup d'espace à des énoncés erronés à propos d'informations qui, de surcroît, allaient être rendues publiques dans les heures ou les jours suivant leur publication.
Pour leur part, les lecteurs ont consacré de longues minutes à lire des articles contenant plusieurs spéculations erronées, lesquelles ont été reprises par des médias électroniques. On peut croire que cela crée de la confusion chez les citoyens plutôt que de les éclairer, puisqu'ils ont dû désapprendre en grande partie ce qu'ils croyaient avoir " appris ".
On peut se demander s'il est important de consacrer autant d'énergie et d'espace à la spéculation journalistique, alors qu'il serait certainement plus approprié de consacrer ces ressources à dénicher les informations que ces sources anonymes préfèrent généralement occulter.
Cette brève analyse démontre à la fois le caractère futile de l'exercice spéculatif, compte tenu des informations erronées qui en résultent. Mais elle réfute cependant les allégations voulant que les journalistes se soient complètement trompés dans leurs prédictions, ce qui n'est pas le cas.