mercredi, septembre 17, 2003

"À hauteur d'homme" ou l'incapacité de déjouer les tentatives de manipulation de l'opinion publique

Analyse dans le quotidien Le Soleil, mercredi 17 septembre 2003, p. A19

"À hauteur d'homme" ou l'incapacité de déjouer les tentatives de manipulation de l'opinion publique

Bernier, Marc-François

Contrairement à ce que certains soutiennent, le film «À hauteur d'homme» ne met pas en cause le rôle des journalistes de la tribune parlementaire, mais bien leurs méthodes qui trahissent leur incapacité à opposer des arguments substantiels aux discours des politiciens, si bien qu'ils doivent se rabattre sur des questions peu significatives qu'ils contrôlent mieux.

Soulignons dès le départ que le film de Jean-Claude Labrecque accorde beaucoup d'importance à une partie de la réalité qui porte sur les relations entre les élus et les journalistes. Il insiste sur la confrontation alors que celle-ci est plutôt exceptionnelle. En effet, il y a en réalité beaucoup plus de coopération et de connivence entre journalistes et politiciens. Ils jouent au hockey ensemble, vont à la pêche ensemble, mangent ou boivent ensemble et certains d'entre eux entretiennent des relations beaucoup plus amicales, sinon intimes. Dans le cours normal des choses, ils s'échangent des faveurs qui prennent la forme de fuites, d'exclusivités et de mises en valeur de certains dossiers. Le plus souvent, c'est cette connivence qui fait l'objet de critiques sous prétexte qu'elle ne sert pas bien le droit du public à l'information.

Dans le contexte d'une campagne électorale, cependant, les règles et les conventions normales sont partiellement levées en raison de l'importance cruciale de l'enjeu. On se retrouve donc avec deux clans qui doivent vivre à l'étroit pendant quelques semaines. Chaque clan a des objectifs très différents. D'un côté, il y a une formation politique incarnée par un chef qui veut faire passer en direction du public des messages qui lui sont favorables. Idéalement, ce message ne sera pas déformé ou réinterprété par les journalistes. Il faut donc tenter de contrôler le plus possible les journalistes, lesquels restent incontournables, ce à quoi les partis politiques consacrent des ressources très importantes.

De l'autre côté, on retrouve un groupe de journalistes qui acceptent de passer une partie du message, (il faut bien servir le public que l'on prétend représenter), mais qui ne veulent pas être de simples courroies de transmission. Ce groupe a aussi une certaine connaissance des thèmes qui seront abordés pour les avoir couverts dans certains cas, mais cette connaissance est somme toute superficielle (elle tient à des communiqués de presse, des points de presse, parfois de la documentation, des archives personnelles). Ainsi, les journalistes voient peu de nouveau dans les annonces du politicien et ils s'en désintéressent souvent.

Ironiquement, alors même que le public est peut-être le plus réceptif par rapportaux propositions des formations politiques, les journalistes se sentent blasés de se retrouver devant les mêmes interlocuteurs qui répètent souvent les mêmes propos ! En acceptant de suivre la campagne d'un chef, les journalistes se mettent pourtant eux-mêmes dans une situation où la nouveauté et la spontanéité ne sera pas souvent au rendez-vous alors que, par définition, ils cherchent ce qui leur semble nouveau.

D'autre part, ils veulent aussi montrer qu'ils ne sont pas dupes de la stratégie de communication du parti politique. Mais, contrairement aux sources politiques, ils n'ont pas les mêmes ressources pour assurer leur autonomie et soutenir leur questionnement critique à l'aide d'arguments documentés. Le plus souvent, les journalistes n'ont pas en main l'information permettant de mettre en boîte ou de contredire le chef ou l'organisation politique et ils n'ont pas accès à une variété de sources d'information non partisanes qui pourraient répliquer aux déclarations du jour. Ils doivent se contenter de confronter le leader aux commentaires de ses adversaires ou de certains groupes de pression qui ont la possibilité de faire entendre leurs discours traditionnels.

Étant en quelque sorte désavantagés dans ce jeu, il ne reste aux journalistes qu'à insister sur les apparences, les petites erreurs de parcours, les failles stratégiques car ils se retrouvent enfin sur un terrain qui les avantage. C'est une "solution" à leur incapacité de contredire substantiellement le message officiel tout en alimentant régulièrement leur média, surtout en ce qui concerne les médias électroniques qui demandent du matériel frais presque chaque heure. Cette posture les oblige cependant à opter pour la confrontation ou l'agressivité par rapport au refus obstiné (mais aussi stratégique) du leader politique de déroger à sa ligne de communication officielle.

Dans le cas de la prétendue "affaire Parizeau" par exemple, ils ne cherchent pas tellement à savoir si la déclaration rapportée par M. Charest pendant le débat est vraie ou fausse. Ils prennent pour acquis que l'ex-premier ministre a vraiment répété ses propos de 1995 et harcèlent M. Landry à ce sujet. Il est remarquable de constater qu'ils reprochent à M. Landry de ne pas avoir été informé de cette déclaration et, implicitement, décrètent qu'il s'agit là d'une qualité pour gouverner. Ailleurs, on cherche à dénaturer les propos de M. Landry pour tenter de lui faire dire que M. Charest aurait perdu la raison.

Cela est typique d'un "jeu" politico-médiatique qui fait le bonheur de ceux qui baignent tous les jours dans l'univers artificiel qu'est l'Assemblée nationale du Québec, mais c'est sans intérêt pour le grand public. Plusieurs enquêtes menées auprès de différents publics mettent en évidence le fait que les citoyens ne reconnaissent pas leurs préoccupations réelles dans les querelles et les controverses qu'alimentent et entretiennent les entreprises médiatiques et les appareils politiques. Ils ont de bonnes raisons de se désintéresser de la politique.

Le cas de Radio-Canada

Il faut s'arrêter un peu sur la prétendue partialité de la Société Radio-Canada. Il me paraît bien imprudent d'affirmer catégoriquement que la SRC a un agenda politique qui en ferait un organe de propagande et un adversaire du Parti québécois. Mais il est encore plus téméraire de soutenir fermement le contraire !

Bon nombre de faits suggèrent que la SRC n'est pas à l'abri des pressions politiques du gouvernement fédéral. La question de l'ingérence politique à Radio-Canada est évoquée, sinon dénoncée depuis plusieurs décennies. L'ex-ministre conservateur des Communications, Marcel Masse, en a déjà témoigné en disant que les libéraux demandaient des comptes sur la présence de journalistes "séparatistes" au sein de la SRC. En 1993, le syndicat des journalistes de la SRC s'inquiétait, mais en vain, de l'embauche d'une journaliste qui avait été attachée de presse d'un ministre conservateur en y voyant une menace pour la crédibilité de la SRC. Dans le cadre d'une recherche menée sur l'imputabilité journalistique de la SRC, un ancien ombudsman nous a déjà révélé que pour plusieurs "de la maison", Radio-Canada était toujours considérée comme une télévision d'État plutôt que comme une télévision publique, laissant clairement entendre que les pressions politiques étaient encore persistantes.

Les controverses de ces dernières années relativement aux cas de Robert-Guy Scully et de Normand Lester, tout comme celui du journaliste Claude Beauchamp qui oeuvre au sein du Conseil de l'unité canadienne mais demeure néanmoins en ondes, ont de nouveau alimenté la suspicion envers la Société d'État. À tout cela, il faut ajouter le fait que ceux qui se retrouvent à la tête de la SRC-CBC y arrivent grâce à des nominations partisanes du premier ministre canadien.

Sans y voir la "preuve" de la partialité des journalistes de la SRC, convenons qu'il y a de quoi alimenter la suspicion d'un candidat et de militants dont le credo est la souveraineté du Québec, laquelle menace l'unité nationale du Canada.

Au service d'un débat public de qualité

Le métier de journaliste est simplement d'informer le public, le mieux possible. Cela renvoie à des normes professionnelles tel servir l'intérêt public et diffuser la vérité avec rigueur, exactitude, impartialité, équité et intégrité. Cela demande bien entendu une certaine modestie puisque le journaliste doit demeurer en retrait sans s'effacer pour autant. Cela peut devenir difficile dans un contexte où le star system s'étend jusque dans les entreprises de presse qui cherchent à amplifier la notoriété de leurs journalistes pour en tirer un avantage commercial. Pour ceux que cela séduit, la tentation est grande de se substituer aux acteurs politiques.

Les journalistes ont toujours été l'objet de critiques et le seront toujours. Au lieu d'y voir fatalement une confirmation de la qualité de leur travail, et refuser du même coup une certaine autocritique, il y aurait lieu d'en profiter pour se questionner sur leur capacité d'alimenter un débat public de qualité.

Il ne faut pas chercher à faire dévier le débat, pour mieux l'étouffer, en prétendant que cela remet en cause le rôle des journalistes en démocratie. En réalité, cela met surtout en cause leur capacité d'échapper aux stratégies des politiciens en se donnant enfin les ressources qui leur permettront de les questionner de façon substantielle pour les forcer à rendre des comptes sur des enjeux et des problèmes réellement importants.

Dans ces conditions, les journalistes pourront résister de façon utile aux stratégies de "manipulation" de leurs sources et en tirer la certitude d'être critiqués pour de bonnes raisons professionnelles.


Docteur en science politique, l'auteur est expert en éthique du journalisme et professeur au département de communication de l'Université d'Ottawa.