Marc-François Bernier
Au début de la campagne, l'observateur averti s'attendait bien entendu à ce que les médias, la télévision surtout, nous rapportent les événements comme s'il s'agissait d'une course de chevaux, en accordant une importance démesurée aux sondages, à l'image des candidats vedettes, aux prétendus gagnants des débats des chefs, etc.
Quand on sait que cette forme de couverture électorale ne peut s'imposer qu'au détriment des enjeux sociaux importants, on ne s'étonne pas que les élections nous apparaissent aussi ennuyantes. Des enquêtes réalisées aux États-Unis suggèrent que c'est justement ce style de couverture médiatique qui ennui le public qui ne retrouve pas de réponses à ses préoccupations quotidiennes dans les propos des candidats et candidates que leur rapportent les journalistes.
Évidemment, il est plus facile pour les journalistes d'exercer ce qu'ils nomment leur esprit critique (lire leur cynisme) sur la forme de la campagne que sur le fond; il est beaucoup plus facile de mettre en scène quelques «scrums» improvisés que de forcer les candidats à démontrer clairement en quoi leur programme est bon pour le public. S'attarder sur le déroulement de la campagne ou sur les réactions d'un candidat aux déclarations de ses adversaires est moins compromettant que de jeter un regard critique et analytique sur leurs programmes, de poser les questions pertinentes et de faire profiter le public de ce travail intellectuel minimal chez quiconque prétend informer (et non divertir) ses concitoyens.
On peut certes répliquer que les journalistes ne font que travailler sur le même terrain que les politiciens et leur personnel politique obsédés par les images, et qu'en rapportant les faiblesses communicationnelles d'une organisation, ils ne font que prendre en défaut ceux qui voulaient les utiliser pour berner la population. Cela est sans doute vrai, mais dans un système démocratique où le débat public est fondé sur l'usage de la raison, l'obsession stratégique doit céder le pas au compte rendu et à la diffusion des idées, à l'analyse articulée et vulgarisée des propositions des différentes formations politiques en rapport avec des enjeux précis.
Prenons le cas de Gilles Duceppe, qui est le plus évident. On ne peut pas rester insensible à l'acharnement médiatique dont il a été victime, notamment de la part du journaliste Daniel L'Heureux, de la Société Radio-Canada. La campagne électorale n'était vieille que de quelques jours que M. L'Heureux tentait de nous convaincre que le déroulement de la campagne était chaotique pour le chef bloquiste. Il insistait alors sur l'image de Duceppe portant le désormais célèbre bonnet hygiénique et y allait d'un commentaire assez mesquin en suggérant que le chef des souverainistes ressemblait à la Môman de La petite vie (autrement dit, y'avait l'air d'un deux d'pique!). Un peu plus tard, il émettait un autre jugement de valeur en qualifiant la performance du même Duceppe qui prenait la parole après Lucien Bouchard et Yves Duhaime, dans une assemblée partisane. Il nous montrait aussi un travailleur se tromper de nom et appeler le chef bloquiste «M. Latullipe».
Le lendemain, comme pour se donner raison, le même journaliste consacre une partie importante de son reportage du Téléjournal au fait que le chauffeur d'autobus des journalistes chargés de suivre Duceppe s'était trompé de chemin. On sait que d'autres journalistes ont insisté sur des anecdotes tout aussi triviales et juvéniles lorsque des événement similaires ont impliqué les chauffeurs d'autobus transportant les journalistes suivant le premier ministre Jean Chrétien. Le même L'Heureux n'a pu réprimer son envie d'évoquer encore une fois l'épisode du bonnet à la toute fin de la campagne électorale quand il a fait remarquer que le petit enfant que le chef bloquiste embrassait (pour tenter de projeter une image chaleureuse de lui-même, sans doute) portait lui aussi un bonnet.
Que retenir d'un tel traitement médiatique, sinon qu'une des premières qualités que certains journalistes recherchent chez à un candidat, et mettent ensuite en évidence, est qu'il soit sans failles à propos de choses qui sont absolument sans importance pour les citoyens et pour la conduite des affaires de l'État? Cette insistance douteuse sur des anecdotes du genre implique-t-elle vraiment l'existence d'un lien rationnel et démontrable entre l'apparence d'un individu et ses qualités personnelles ou politiques? Peut-on vraiment insinuer qu'un homme n'est pas digne de la confiance du public parce qu'un chauffeur d'autobus s'est trompé? Si c'est le cas, alors les reportages de ce genre sont tout à fait d'intérêt public. Mais si on ne peut pas faire cette démonstration, ils sont injustifiables sur le plan de l'information journalistique prétendant servir le droit légitime du public à une information pleine et entière.
Ce qu'il faut reprocher à ce genre de pratique journalistique, c'est qu'à force de nous dire si la journée a été bonne ou mauvaise pour un candidat, notamment dans ses relations avec les journalistes, on oublie de chercher à savoir si la journée a été bonne ou mauvaise pour les citoyens, si les enjeux soulevés sont importants, si les solution proposées sont intéressantes, si les arguments des candidats sont valides ou fallacieux, etc.
Avec de telles habitudes professionnelles, on comprend l'inquiétude manifestée par de nombreux journalistes et par leurs représentants syndicaux de voir l'ombudsman de Radio-Canada former des comités de citoyens chargés de porter à leur tour un jugement sur le travail des journalistes ayant la lourde mission de les informer. Il faut simplement espérer que nous pourrons prendre connaissance des commentaires formulés au sein de ces comités.
Ce que de tels dérapages médiatiques mettent en évidence, c'est que la communication politique est un jeu qui se joue entre deux groupes d'acteurs étroitement dépendants les uns des autres - journalistes et politiciens - tandis que le public est laissé pour compte. Les formations politiques cherchent de moins en moins à convaincre les opinions publiques et de plus en plus à flatter et à tirer profit des émotions du public. Pour ce faire, ils mettent de l'avant des stratégies de communication centrées sur l'impact télévisuel de leur campagne électorale. Coincés au coeur de cette stratégie et confinés à suivre la caravane des chefs, les journalistes n'ont pour seule marge de manoeuvre que celle de mettre à jour les bévues, les faiblesses organisationnelles et stratégiques des candidats et de leur entourage.
Les lapsus que les journalistes corrigent pour eux-mêmes en reprenant dix fois leur «stand-up», ils ne les pardonnent pas aux candidats pressés de questions qui laissent échapper un mot malheureux. Quel journaliste peut sérieusement affirmer que Jean Chrétien croit vraiment qu'il y a des armes nucléaires à portée des enfants dans les maisons? En insistant à outrance sur ces quelques mots, les journalistes assument presqu'un rôle partisan puisqu'ils ont recours au même simplisme que les adversaires du premier ministre qui se feront eux aussi un malin plaisir à ridiculiser cette maladresse. La responsabilité civique des journalistes consiste ici à forcer les candidats à recentrer leurs discours sur des enjeux d'importance pour le bien être des citoyens au lieu d'amplifier avec complaisance la ronde des moqueries partisanes.
Les journalistes prennent bien soin d'enlever leur bonnet hygiénique et de se recoiffer à la perfection, de se refaire une beauté dans certain cas, avant de diffuser et de commenter des images d'un candidat à qui le même chapeau ne fait visiblement pas. J'essaie encore d'imaginer ce que serait la crédibilité des reportages de ces journalistes si on les montrait à l'écran, coiffés du bonnet qu'ils devaient sûrement porter en accompagnant Duceppe dans cette entreprise de produits laitiers, mais je ne vois que des journalistes qui se montrent à nous sous leur meilleur jour... apparent.
Mon intention n'est pas de me livrer à une analyse exhaustive de la couverture médiatique de la campagne électorale. Il me suffit de mettre en évidence ces quelques dérapages qui me semblent injustifiables si on prend le journalisme moindrement au sérieux. Cela est déjà très risqué au Québec où la critique des pratiques journalistiques est encore considérée comme une hérésie chez un grand nombre de collègues.
Une critique exhaustive des «gaffes médiatiques» devrait aussi mentionner la fausse manchette de CTV qui a prétendu que le Bloc québécois avait un site internet qui se moquait de Jean Chrétien, alors que ce site appartient aux bleus poudre de 100 Limite. Peu importe les faits, CTV a refusé de se rétracter. Heureusement pour le public anglophone de la région métropolitaine, le quotidien The Gazette a rectifié les faits dans son édition du vendredi 23 mai.
On devrait aussi évoquer la controverse entourant l'interruption prématurée (et prétendument accidentelle) de la diffusion d'une assemblée partisane des bloquistes au moment même où Duceppe allait prendre la parole. Soulignons simplement la présence d'explications officielles en contradiction avec ce qu'un journaliste du Devoir, présent à RDI à ce moment, dit avoir entendu concernant l'intervention du patron de l'information. Je laisse à d'autres le soin d'analyser l'interprétation que Michel Vastel, du Soleil, a fait d'un certain passage du livre de Jacques Parizeau, mais tout me semble dit à partir du moment où le journaliste affirme qu'il maintient son «interprétation». Personne ne peut nier que Vastel ait compris à sa manière quelques phrases interprétées autrement par d'autres.
Bien entendu, et heureusement, en marge de ces palabres médiatiques axés sur les apparences, les stratégies et l'éphémère, on a aussi eu droit à des émissions et à des reportages plus substantiels. Je pense notamment aux nombreuses émissions du Point des citoyens, à la diffusion d'événements en direct à RDI et même à la couverture intégrale de la campagne électorale diffusée par le canal parlementaire (CPAC) qui nous a permis de mieux connaître les candidats, leurs points de vue et les préoccupations réelles des citoyens.
Il faut également saluer le «reality check» du quotidien The Gazette, repris ensuite par Michel Morin de Radio-Canada, concernant une affirmation sans fondement de Gilles Duceppe sur l'importance des investissements étrangers au Québec, l'année dernière. Ce genre de vérification des affirmations partisanes est cependant trop rare, dans nos médias québécois. Les citoyens et la démocratie seraient les premiers gagnants si nous, journalistes, consacrions plus d'énergie à vérifier la validité des affirmations des candidats au lieu de nous satisfaire d'embellir ou de nuire à leur image. Voilà bien une façon d'exercer notre sens critique qui est rationnelle et tout à fait conforme à l'esprit du sain débat public.
Soumis à cette surveillance, les candidats et leur machine électorale ne pourraient plus miser exclusivement sur l'apparence et la rhétorique trompeuse. Cela ne rendrait pas notre système politique parfait, et encore moins ceux qui y oeuvrent. Mais cela donnerait tout son sens à la mission d'informer et on en aurait presque fini des dérapages médiatiques qui alimentent désabusement et désintérêt chez nos concitoyens.