Par Marc-François Bernier (Ph. D.)
titulaire de la Chaire de recherche en éthique du journalisme (CREJ) de l’Université d’Ottawa (Canada).
L’auteur est professeur invité à l’Université Paul-Cézanne (Aix-en-Provence) dans le cadre d’une année de recherche et d’enseignement.
Dans les sociétés ouvertes et démocratiques, la diffamation des individus est une question qui doit relever uniquement des tribunaux civils. La controversée arrestation du journaliste de Libération, Vittorio de Fillipis rappelle qu’il existe des façons non pénales de sanctionner les abus de presse. Si la France veut moderniser sa façon de traiter les poursuites en diffamation, elle pourrait très bien s’inspirer du Québec.
Bien entendu, les journalistes ne peuvent aucunement revendiquer plus de droits ou de libertés que tout autre citoyen. Mais ils peuvent cependant avoir droit à un mécanisme légal différent quand leurs activités professionnelles les obligent à se défendre contre des poursuites en diffamation. C’est ce qui se produit depuis de nombreuses années au Québec, en vertu du code civil que nous avons hérité de la France, mais qui a été influencé par notre tradition anglo-saxonne.
Au Québec, l’état général de la jurisprudence est le suivant. Pour qu’un journaliste soit condamné pour diffamation, il faut absolument réunir trois facteurs. Une faute professionnelle de la part du journaliste, un dommage (matériel ou moral) chez sa « victime » et un lien de causalité entre ces deux faits. Cela veut dire que le simple dommage causé à un tiers n’est pas automatiquement punissable, car il faut prouver que le journaliste a commis une faute professionnelle qui serait à l'origine du dommage.
Pour déterminer s’il y a eu faute, les juges évaluent si le journaliste poursuivi en diffamation s’est conformé aux règles de l’art reconnues par les journalistes. Ces règles de l’art prennent la forme de textes normatifs tels le Guide de déontologie des journalistes de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, les Droits et responsabilités de la presse du Conseil de presse du Québec, ou encore les Normes et pratiques journalistiques de la Société Radio-Canada. D’autres textes déontologiques peuvent être mobilisés, car plusieurs médias ont adopté de tels documents ces dernières années.
À la lumière de la preuve établie par les parties, les juges vont évaluer les articles et les reportages incriminés à la lumière de ces normes déontologiques, en tenant compte de la teneur des reportages, de la méthodologie de l’enquête journalistique et du contexte de la publication, comme l’a décidé la Cour suprême du Canada, en 2004.
Cela veut dire que les journalistes n’ont pas d’obligation de résultat, mais ils ont une obligation de moyens. Ils doivent prendre toutes les mesures raisonnables pour faire de sorte que l’information qu’ils publient rencontre les standards d’une information de qualité telle que la définissent les différents textes normatifs. Pour être de qualité, cette information doit être d’intérêt public et véridique (rigueur et exactitude sont donc des critères déterminants), elle doit être impartiale, obtenue et diffusée de façon équitable et intègre. Les textes déontologiques énoncent des pratiques conformes à ces principes éthiques.
Ainsi, il peut arriver qu’un journaliste ne soit pas reconnu coupable d’avoir publié une fausse information s’il fait la preuve qu’il a été consciencieux et a observé les règles de l’art. En effet, le journalisme n’est pas une science parfaite, et des erreurs honnêtes peuvent survenir que l’on doit tolérer pour ne pas brimer inutilement la liberté de presse ou risquer d’inhiber les journalistes dans leur quête de la vérité d’intérêt public.
Dans d’autres cas, un journaliste (et son média) pourra être condamné à dédommager sa victime même si l’information publiée est véridique, car elle n’aura pas été reconnue d’intérêt public (invasion de la vie privée par exemple) ou encore parce qu’elle occulte des faits importants qui déforment la réalité (manque d’équité ou d’intégrité par exemple).
Puisque les juges des tribunaux civils ne sont pas nécessairement familiers avec les aspects éthiques et déontologiques du journalisme, des experts interviennent souvent devant le tribunal afin de donner leur opinion quant aux pratiques journalistiques qui font l’objet du procès. Cela donne donc lieu à un débat contradictoire entre experts, mais les juges ne sont pas tenus de retenir une opinion plutôt qu’une autre. Il leur arrive parfois de rejeter les deux opinions ou de n’en retenir que certains aspects qu’ils reprennent à leur compte, sans citer l’expert les ayant formulés. Dans d’autres cas, ils citent des passages du rapport d’expertise ou du témoignage pour appuyer leur jugement.
Il faut toutefois reconnaître que le modèle québécois souffre des imperfections de la justice civile en général. Il y a tout d’abord le problème de l’accès à la justice. Les frais de ces procès sont entièrement assumés par les parties, ce qui peut rapidement représenter des coûts s’élevant à des centaines de milliers d’euros, alors que les condamnations, uniquement monétaires, permettent rarement aux victimes de diffamation de faire leurs frais. À ce chapitre, les médias comme entreprises de presse sont en meilleure position pour se défendre que ceux qui se prétendent victimes de diffamation et qui ont des moyens limités.
De plus, il peut s’écouler entre deux et cinq ans avant qu’une poursuite n’obtienne un premier jugement, en Cour supérieure. Ce jugement peut-être porté devant la Cour d’appel et, ultimement, devant la Cour suprême du Canada. Une poursuite civile en diffamation peut donc durer jusqu’à une dizaine d’années et coûter une véritable petite fortune au justiciable qui a le courage et la détermination de se rendre jusqu’au bout du processus juridique. Ces défauts du modèle québécois peuvent cependant facilement êtres atténués si la volonté politique est au rendez-vous.
Par ailleurs, ce modèle a le très grand mérite d’insister sur la qualité de la démarche journalistique et sur le respect de la déontologie du métier, ce qu’aucun journaliste responsable ne peut contester. Il évacue les considérations politiques en ramenant le débat sur la qualité de la démarche journalistique, peu importe la notoriété ou le statut de celui qui se dit victime de diffamation.
Dans le contexte français cependant, il faudra sans doute moderniser et préciser les textes normatifs afin que les juges puissent s’en remettre à des règes déontologiques explicites et opérationnelles en lieu et place des énoncés de principe trop vagues que l’on retrouve dans les chartes. À ce chapitre, les médias anglo-saxons offrent une multitude de codes de déontologie exemplaires, à la fois rigoureux et souples.