L'appropriation par les tribunaux civils canadiens
des règles déontologiques
dans le procès en diffamation dirigés contre les journalistes
Marc-François Bernier (Ph.
D.)
Université d'Ottawa
mbernier@uottawa.ca
Texte publié en 2011 dans Philosophie
juridique du journalisme. La liberté d'expression journalistique en Europe et
en Amérique du nord, Paris, Edition Mare et Martin, p. 261-280.
Introduction
Depuis
1994, au Québec tout d'abord puis dans le reste du Canada, devant les tribunaux
de droit civil et de Common Law les journalistes ont une obligation de moyens
qui passe par le respect des règles de l'art, lesquelles sont considérées
correspondre aux normes déontologiques que les journalistes se sont librement
données. Cette modification résulte de litiges portés devant les tribunaux, par
des individus et des entreprises qui cherchaient à faire réparer des dommages
liés à la diffusion d'articles et de reportages les concernant.
C’est d'abord au Québec que
l’on a vu, dès 1994, se développer cette tendance qui a été confirmée en 2004
par la Cour suprême du Canada en ce qui concerne le Code civil. À ce moment-là,
on a consacré la notion de « journaliste raisonnable » qui est celui
mettant en pratique les règles de l’art
reconnues en journalisme. Dans les provinces canadiennes où le Common Law est
en vigueur, deux causes ont conduit la même Cour suprême du Canada à invoquer,
en décembre 2009, une notion différente dans les termes, mais similaire sur le
fond, soit la notion de « communicateur responsable » ou, de façon
plus spécifique, de « journaliste responsable concernant des questions
d’intérêt public ». Encore une fois, cela mobilise des normes déontologiques
reconnues en journalisme.
Dans la présente
contribution, nous allons résumer trois décisions importantes. Mais il nous faut
tout d'abord analyser un contexte plus large qui permet de comprendre pourquoi,
d'une certaine façon, les tribunaux civils semblent avoir pris le relais de
dispositifs d'autorégulation journalistique qui ont atteint leurs limites.
Les limites de l'autorégulation: au-delà des
impressions
L’autorégulation des médias
jouit de longue date d’une légitimité certaine du fait qu’elle est considérée
comme la forme de contrôle la plus compatible qui soit avec la théorie libérale
de la presse. Elle est le plus souvent encensée et célébrée, car elle résulte
de l’initiative des principaux intéressés (les médias, les journalistes) qui
lui attribuent de nombreuses vertus. À titre d’exemple, Harastzi écrira qu’elle
« aide les médias à réagir et répondre aux plaintes légitimes et à
corriger leurs erreurs ». Il est de ceux pour qui « l’autorégulation
aide à préserver la crédibilité des médias auprès du public » (2008,
10-11).
Mais cette thèse est
contredite par différentes enquêtes empiriques qui révèlent les limites de
l’autorégulation qui serait plutôt un mythe, c’est-à-dire une croyance utile
largement partagée au sein du champ journalistique. Celui-ci s’appuie sur un
autre mythe, celui de l’autonomie ou de la liberté des journalistes, lesquels
sont plutôt des employés salariés d’organisations qui dictent bon nombre de
leurs pratiques, imposent leurs choix et mettent en place des contrôles
internes (Bourdieu 1996, Lebohec 2000).
Aux énoncés impressionnistes
qui cherchent à convaincre du fonctionnement adéquat des dispositifs
d'autorégulation, il convient d'opposer brièvement les conclusions d'enquêtes empiriques
de nature scientifique. En ce qui concerne le Conseil de presse du Québec, David
Pritchard et Ulric Deschênes ont observé des failles importantes dans la
jurisprudence. Ainsi, Pritchard (1991) a estimé que le CPQ était peut-être le
conseil de presse le plus dynamique en Amérique du Nord, mais au moment de
l’analyse de sa jurisprudence « désorganisée », le CPQ n’avait pas
été en mesure d’indexer ses 800 décisions, si bien qu’il était très difficile
de s’en remettre réellement à la jurisprudence existante pour aborder les
nouvelles plaintes. De plus, parce que les journalistes et leurs employeurs
étaient alors majoritaires dans les instances étudiant les plaintes, le public
ne comptant que pour le tiers, plusieurs doutaient de son impartialité, comme
en témoignaient de nombreuses lettres retrouvées par Pritchard dans les
archives du CPQ (notons que cela a été changé ces dernières années, les
représentants du public comptant maintenant pour 50 % au sein des comités
qui étudient les plaintes). Il estimait que l’idée de constituer une jurisprudence
pour en dégager des principes et règles devant inspirer les décisions du CPQ
était intéressante sur le plan théorique, mais s’est avérée un échec dans la
pratique.
De son côté, Deschênes (1996)
a mis en évidence le fait que le CPQ pouvait difficilement aller plus loin
concernant la rigueur de ses décisions, car cela risquerait de briser le
consensus obtenu entre les membres du comité des plaintes. Il estime néanmoins
que le CPQ peut améliorer ses jugements et sa jurisprudence qui « témoigne
d’un laxisme endémique » (1996, 90) comparativement à celle des tribunaux
civils. L’auteur ajoute que l’approche jurisprudentielle requiert « une
rigueur formelle et conceptuelle absente de nombreuses décisions » (1996,
97). Deschênes est d’avis que le CPQ ne parvient pas à une synthèse de la
liberté et de la responsabilité de la presse parce que cet organisme défend les
intérêts de la presse. Sans cette rigueur, dit-il, il sera difficile d’assurer
la mise en application des décisions par les journalistes.
Pour l'instant, aucune
enquête indépendante ne permet d'affirmer que les choses ont changé de façon
substantielle au CPQ, mais cela est possible. Il n'en demeure pas moins que l'indépendance
du CPQ est encore mise en doute dans plusieurs milieux journalistiques,
scientifiques et même juridiques. Ainsi, des entreprises de presse ont refusé à
plusieurs reprises de collaborer à ses délibérations, minant ainsi sa
légitimité et son efficacité. Dans un cas devenu célèbre, le CPQ a même cédé
aux pressions des entreprises de presse pour changer les règles du jeu à la
dernière minute et refuser de rendre publique une décision concernant un
plaignant, qui poursuivait par ailleurs la Société Radio-Canada pour
diffamation (Morissette 2004). En 2009, les médias membres ont fait
des pressions afin que le CPQ modifie son fonctionnement car ses décisions
peuvent maintenant être retenues par les tribunaux civils dans les cas de
diffamation (Bernier 2010). Ajoutons, comme nous le verrons plus loin, que de récentes décisions des tribunaux civils
canadiens, confirmées par la Cour suprême du Canada, accordent plus
d'importance que par la passé à la qualité de la démarche journalistique dans
l'évaluation de la faute professionnelle ayant causé des dommages à la
réputation d'individus ou d'entreprises.
Ainsi, la jurisprudence du
CPQ peut être utilisée par les tribunaux à l'encontre des médias. Mais cela
n'expliquerait pas complètement la réticence de certaines entreprises de presse,
selon un ex-président du CPQ, pour qui l'historique « des crises quasi
permanentes du Conseil de presse laisse penser que l'autoréglementation ne fut
jamais bien acceptée par les entreprises de presse » (Corriveau et
Plamondon 2009). Quant à l'honorable juge Jean-Pierre Bourduas, de la Cour du Québec,
il a déjà jugé que le CPQ « est, en droit, un organisme privé, et dans les
faits, un organisme voué à la défense et à la promotion des intérêts de ses
membres » (Cour du Québec 2003, 23) plutôt que de défendre le public avant
tout. Dans un mémoire soumis au CPQ en mai 2009, au moment d'une crise qui a
menacé la survie de l'organisme, la Fédération nationale des communication
(principal syndicat des journalistes du Québec) a évoqué la manque
d'indépendance de l'organisme et de son Comité d'étude des plaintes sur
l'éthique en soutenant « que les décisions du tribunal d’honneur doivent
rester anonymes de façon à éviter que les journalistes qui siègent à ces
comités subissent des pressions indues de leurs patrons ou de leurs
pairs » (FNC 2009, 4). Finalement, un sondage réalisé à l'automne 2009,
pour le compte de la Chaire de recherche en éthique du journalisme de
l'Université d'Ottawa, révèle que seulement 20 % des Québécois font
confiance au CPQ pour « assurer que les journalistes respectent l’éthique et la
déontologie de leur métier » (CREJ 2009a).
Du côté
des journalistes professionnels du Québec, l'attitude est ambivalente. D'une
part, plusieurs ont critiqué le fait que des médias quittent le CPQ pour
rejoindre le Conseil canadien des normes de la radiotélévision (CCNR) en
insinuant que le financement totalement privé de ce dernier le rendrait plus
complaisant envers les médias. Le CCNR est un organisme d'autorégulation des
radiodiffuseurs privés, entièrement financé par l'industrie, alors que le CPQ est
financé à la fois par des médias membres et par le Gouvernement du Québec. D'autre
part, ils sont nombreux à souhaiter que le CPQ soit complètement modifié ou
remplacé par un ordre professionnel, voire un tribunal de la déontologie (CREJ
2009b). Selon cette enquête qualitative de la Chaire de recherche en éthique du
journalisme, menée auprès de 276 journalistes québécois, il appert que le
CPQ, dans sa forme actuelle du moins, n’est plus le mécanisme que privilégient
ceux qui associent l’imputabilité journalistique à la qualité, la diversité et
l’intégrité de l’information. Plusieurs
ont proposé que le CPQ soit réformé pour « avoir des dents », et
pouvoir sanctionner les transgressions déontologiques, ce qui va à l'opposé des
souhaits de certains médias qui financent le CPQ.
La
remise en question des dispositifs traditionnels d’autorégulation ne se limite
pas au cas du Québec. Au Royaume-Uni, il a été démontré que, de sa fondation
jusqu’à son abolition, en passant par les réformes et modifications, le British
Press Council a cherché à protéger les intérêts des médias et des journalistes
face aux critiques des citoyens (O'Malley et Soley 2000). Par ailleurs, une
tentative de créer des mécanismes d’autorégulation en Russie est considérée
comme un échec compte tenu des erreurs et des résistances observées
(Observatoire européen de l’audiovisuel 2005, 11). Aux États-Unis, il n’existe
que quelques conseils de presse régionaux tandis que le Conseil de presse
national n’a duré que 11 ans, en raison d’une forte résistance de la part de
grands médias, tel le New York Times, mais aussi de son incapacité à
s’imposer par des décisions courageuses ou impartiales (Husselbee 1991, Ugland
2008).
L'impossible autodiscipline
Ce que nous disent ces enquêtes, c'est qu'il ne faut plus
confondre autorégulation et autodiscipline. En effet, si les journalistes et
les médias s’entendent sur les valeurs morales, les principes éthiques et les
règles déontologiques qui gouvernent leurs pratiques, il est plus difficile
d’assurer le respect de ces normes que l’on peut qualifier de règles de
l’art. Il est encore plus difficile, voire impossible à ce jour, pour les
journalistes et les entreprises de presse de se doter de mécanismes de sanction
pour compenser les dommages des victimes en cas de transgression aux normes.
Ainsi, l’autorégulation et les dispositifs d’imputabilité qui ont été créés
depuis la moitié du 20e siècle ne peuvent être associés à une autodiscipline
qui reposerait sur d’autres formes de sanctions que les sanctions morales
propres aux conseils de presse, ombudsman et médiateurs de presse.
Il y a donc lieu de constater l’échec généralisé des
mécanismes d’imputabilité ainsi que l’absence d’autodiscipline en journalisme,
tout en reconnaissant que les journalistes ont été en mesure de se doter de
règles déontologiques cohérentes avec les grands principes que sont la vérité,
l’équité et l’intégrité, pour ne retenir que les plus importants.
L'intervention des tribunaux civils
Ce n'est pas pour se
substituer volontairement à l'absence d'autodiscipline que les tribunaux ont
progressivement considéré qu'il y avait lieu de s'intéresser à la démarche
journalistique (l'obligation de moyens, les règles
de l'art comme standards de la faute) plutôt qu'aux résultats. Au Québec, cela
repose sur deux articles du Code civil. Premièrement, on affirme clairement ce
qui suit :
« Article 7
Aucun droit ne peut être exercé en vue de
nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à
l’encontre des exigences de la bonne foi. »
Deuxièmement, on ajoute plus
loin :
« Article 1457
Toute personne a le devoir de respecter les
règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi,
s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et
qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette
faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou
matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de
réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre
personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde. »
Ces articles sont
d'application générale. Ils sont valides pour tous les citoyens, qu'ils soient
journalistes ou non.
Pour décider du respect des
règles de conduite en matière de journalisme, les tribunaux auraient très bien
pu se fier à leur bon jugement, sinon à leurs préjugés et décréter ce qui est
ou n'est pas du journalisme raisonnable. Mais comme ils ne voulaient pas
empiéter dans la liberté des journalistes, ils ont décidé d'assimiler les
journalistes à des professionnels, au même titre que des médecins ou des
avocats. Et ils ont appliqué aux journalistes le même test qu’aux autres
professionnels, c’est-à-dire le respect des règles
de l’art qui s’appliquent dans les circonstances. Mais quelles sont les règles de l’art ? Essentiellement, ce
sont les textes normatifs que les journalistes se sont volontairement données
au fil des décennies. Ce sont en grande partie les règles que l’on trouve dans
les codes de déontologie. Les tribunaux vont donc appuyer leurs jugements sur
des textes déontologiques tels les Normes
et pratiques journalistiques de Radio-Canada, le Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des
journalistes du Québec, Les droits et
responsabilités de la presse du Conseil de presse du Québec ou encore sur
des textes déontologiques en vigueur dans différents médias.
SRC c. Radio Sept-Îles
Cette notion de règles de l’art a été reconnue pour la
première fois par la Cour d’appel du Québec, en 1994, dans la cause Société Radio-Canada c. Radio Sept-Iles.
Sans entrer dans les détails factuels du litige, retenons que les avocats de la
Société Radio-Canada ont fait valoir que leurs journalistes avaient respecté
les normes déontologiques du métier et qu'ils ne devaient donc pas être
condamnés pour des dommages subis par Radio
Sept-Îles - une entreprise en difficulté financière mise en cause par les
reportages - malgré la présence d'informations inexactes publiées de bonne foi.
La Cour d'appel du Québec a alors décidé que la responsabilité des médias
ou des journalistes est une :
«... responsabilité assimilable à la
responsabilité professionnelle, faisant appel au critère de la personne
raisonnable travaillant dans ce secteur de l'information. Dans le cas d'un
reportage, il faut déterminer si l'enquête préalable a été exécutée en prenant
des précautions normales et en utilisant des techniques d'investigation
disponibles ou habituellement utilisées. En ce sens, il faut tenir compte des
réalités ou des difficultés inhérentes au métier de journaliste » (CAQ
1994).
Pour la Société Radio-Canada, il s'agissait d'une
victoire importante, mais cette nouvelle jurisprudence allait venir la hanter
quelques années plus tard dans la cause l'opposant à un professionnel des
relations publiques, Gilles E. Néron.
Néron c. Radio-Canada
En 2000, lors du procès de ce
qui allait devenir la fameuse cause de Néron
c. Société Radio-Canada, il a été mis en preuve que les journalistes de
Radio-Canada n’avaient pas respecté leurs propres normes journalistiques en
matière d’exactitude et, surtout, d’équité. Cela a été confirmé par le juge de la
Cour supérieure du Québec (2000), les juges de la Cour d’appel du Québec (2002)
et ceux de la Cour suprême du Canada (2004), même si deux juges, sur 12 au
total, n’ont pas voulu considérer cela comme une faute civile qui justifie de
payer des dommages à Néron.
En effet, même si la plupart
des informations diffusées par la SRC étaient vraies, la façon de les
présenter, le fait que des informations favorables à Néron aient été
volontairement omises et, surtout, le fait qu’on avait en quelque sorte piégé
Néron, ont convaincu les tribunaux successifs que les journalistes avaient
commis des fautes professionnelles et que ces fautes avaient un lien direct
avec les dommages importants subis par Néron. En somme, le raisonnement qui avait
si bien servi Radio-Canada en 1994 venait la pénaliser en 2004.
Quelques jours après le
jugement de la Cour suprême du Canada, en juillet 2004, un juge de la Cour
supérieure du Québec condamnait TVA - principal télédiffuseur privé au Québec -
à une amende de 400 000$ pour avoir aux
aussi commis des fautes en ne respectant pas les règles de l’art, soit la déontologie du journalisme (entrevue
d’embuscade, inexactitudes, sources anonymes inutiles, conflit d’intérêts).
Retenons donc qu'en ce qui
concerne le Code civil en vigueur au Québec, les journalistes ont des
obligations de moyens, lesquels sont assimilables aux normes déontologiques
librement élaborées et reconnues par les journalistes, ce qui est la définition
de l'autorégulation.
Transformation du Common Law
Historiquement, les médias
soumis au régime du Common Law peuvent se défendre contre des poursuites en
diffamation en plaidant la vérité de l’information et, lorsqu'une information
était fausse, une immunité relative (ou absolue pour les informations
judiciaires et parlementaires) leur était octroyée en raison de l’intérêt du
public à recevoir cette information. Pour faire tomber cette immunité, les
plaignants doivent alors démontrer la malveillance ou l’intention de nuire du
média et de ses journalistes. On retrouve aussi une autre défense dite de
commentaire loyal.
Au fil du temps, les
tribunaux ont été progressivement convaincus que ces défenses accordaient une
trop grande importance à la réputation aux dépens de la liberté de presse
reconnue dans la Charte canadienne des droits et libertés de 1982. En effet,
les médias pouvaient être condamnés à payer d’importants dommages s’ils avaient
publié ou diffusé des informations ou des opinions diffamatoires sur des sujets
ou des questions d’intérêt public, et le risque était que cela encourage les
médias à ne pas faire de journalisme d’enquête par exemple.
Des médias ont pour leur part
plaidé afin que le droit canadien imite ce qui se faisait dans d’autres pays de
tradition de Common Law (Angleterre, Afrique du Sud, Nouvelle-Zélande,
Australie). Dans ces pays, on avait reconnu la notion de « journalisme
responsable sur des questions d’intérêt public ». Le 22 décembre 2009, la
Cour suprême du Canada a accepté de reconnaître la défense de « communication
responsable sur des questions d’intérêt public », ce qui concerne aussi
bien les journalistes que les blogueurs par exemple. Mais limitons-nous ici au journalisme
et résumons à grands traits les deux causes ayant provoqué ce changement avant d'analyser
ce que cela implique pour les journalistes.
Grant c. Toronto Star (2009)
La première cause est celle
opposant le promoteur Peter Grant au quotidien The Toronto Star. Grant
et sa société ont intenté une action en diffamation à la suite de la
publication d'un article laissant croire que ses amitiés politiques lui avaient
permis d'avoir des dérogations à certains règlements en matière d'aménagement
d'un terrain de golf privé. Dans un premier temps, The Toronto Star a été condamné à d'importants dommages et
intérêts, mais les avocats du journal ont réussi à convaincre les tribunaux
supérieurs qu'ils auraient dû pourvoir profiter d'une nouvelle façon de se
défendre, basée sur la notion de « journalisme responsable concernant des
questions d’intérêt public ». La Cour suprême du Canada a donné raison au
journal en décembre 2009 et la cause a été renvoyée aux tribunaux inférieurs,
soit la Cour supérieure de l'Ontario. Il est trop tôt pour savoir quel impact
aura cette nouvelle défense dans cette cause.
Quan c.
Cusson (2009)
Quan est un journaliste au quotidien The Ottawa Citizen tandis que Dano Cusson est un policier de la
Ville d'Ottawa. Peu après les événements du 11 septembre 2001, Cusson prend l'initiative
personnelle de se rendre à New York pour participer aux opérations de
recherche et de sauvetage à Ground Zero,
avec son chien qu'il prétendait entraîné pour de telles missions. Le journal a
publié un article qui laisse entendre que Cusson s'est présenté sous un faux
jour aux autorités de New York et que sa participation aurait pu nuire aux
opérations de sauvetage. Il a donc poursuivi le journal et son journaliste pour
diffamation. Au procès, les avocats du journal n'ont pu avoir recours à la défense
de journalisme responsable concernant des questions d’intérêt public qui
n'était pas encore reconnue en sol canadien. La Cour suprême du Canada a ordonné un nouveau procès où The Ottawa Citizen pourra invoquer ce
nouveau moyen de défense.
Allons voir un peu ce que la
Cour suprême du Canada entend par cette notion de communication responsable
concernant des questions d'intérêt public quand elle met en cause des
journalistes.
La communication responsable concernant des questions
d’intérêt public
Tout d’abord, le plus haut
tribunal canadien part du principe qu’il « convient de modifier les
règles relatives à la diffamation de façon à accorder une plus grande
protection aux communications concernant des questions d’intérêt public. Les
règles de droit actuelles en ce qui a trait aux énoncés fiables et importants
pour le débat public n’accordent pas un poids suffisant à la valeur
constitutionnelle de la liberté d’expression »[1].
De plus, il ne faut pas
exiger la perfection dans la couverture de questions et d'enjeux d'intérêt
public, car cela :
« ... peut aboutir non
seulement à empêcher la communication de faits qu’une personne raisonnable
tiendrait pour fiables et qui sont pertinents et importants pour le débat
public, mais aussi à entraver le discours et le débat politiques sur des
questions importantes pour le public et à empêcher les attaques et ripostes
inhérentes aux discussions nécessaires à la découverte de la vérité ».
Pour les juges, il y a donc
lieu de reconnaître un
« ... moyen de défense qui
permettrait aux diffuseurs de s’exonérer en établissant qu’ils ont agi de façon
responsable en s’efforçant de vérifier l’information communiquée au sujet d’une
question d’intérêt public [ce qui] constitue une réponse raisonnable et
proportionnelle à la nécessité de protéger les réputations tout en permettant
l’échange public d’information fondamental pour la société canadienne moderne ».
Deux principes à respecter
Pour pouvoir tirer profit de
ce nouveau moyen de défense, il faut, comme l'indique son nom, que la
communication porte sur une question d’intérêt public. Pour le tribunal, l'intérêt public concerne le
contenu ou la substance de la communication dans son ensemble. L’intérêt public
n’est pas l’intérêt du public (la curiosité publique). Par ailleurs, « il suffit qu’un segment
de la population ait un intérêt véritable à recevoir l’information s’y
rapportant ». Les juges considèrent que
le public :
« ... a véritablement intérêt à
être au courant d’un grand éventail de sujets concernant tout autant la science
et les arts que l’environnement, la religion et la moralité. L’intérêt
démocratique pour que se tiennent des débats publics sur une gamme de sujets de
cette ampleur doit se traduire dans la jurisprudence ».
Le deuxième principe veut que
le défendeur (le média, le journaliste, mais aussi d'autres communicateurs
éventuellement) soit en mesure de démontrer que la communication était responsable, ce qui
passe nécessairement par une démarche de vérification des allégations qui
seront diffusées au public. Pour les juges, la liberté de presse « n’évacue pas la
responsabilité. Il est capital que les médias se conduisent de façon
responsable lorsqu’ils couvrent des faits concernant des questions d’intérêt
public et qu’ils se conforment aux normes les plus exigeantes du journalisme ». Cette référence explicite aux normes les
plus exigeantes du journalisme va conduire le tribunal à élaborer une série de
critères qui permettront, au cas par cas, d'évaluer si le journaliste a été à
la hauteur de la situation.
Les critères pertinents de la Cour suprême
du Canada
Pour aider les juges à
déterminer dans quelle mesure les journalistes se sont conduits de manière
responsable, le plus haut tribunal énonce une série de critères, dont certains
nous paraissent conformes aux normes déontologiques reconnues en journalisme.
C'est cela qui nous incline à considérer que les tribunaux civils canadiens
s'approprient la déontologie journalistique, tout comme le font les tribunaux
civils du Québec. On peut même suggérer que les tribunaux offrent un cadre de
réflexion éthique aux journalistes en leur signalant les valeurs et les
principes qui doivent guider leurs pratiques, et qui se retrouvent souvent aux
fondements des règles de déontologie (Bernier 2004).
Parmi les critères à prendre
en considération, on retrouve la gravité des allégations :
« Suivant la logique de la
proportionnalité, le degré de diligence mis à vérifier l’allégation devrait
croître en proportion de la gravité des effets que celle-ci risque d’avoir sur
la personne diffamée. (...) Ce facteur
reconnaît que toutes les imputations diffamatoires n’ont pas le même poids. (...)
Le tort susceptible d’être causé à la dignité et à la réputation du demandeur
augmente en fonction de la gravité de l’affront diffamatoire. (...) Les allégations habituellement considérées
comme les plus graves — p. ex. des allégations de corruption ou de perpétration
d’une autre infraction par le titulaire d’une charge publique — commandent des
vérifications plus approfondies que des insinuations moins graves. Il en va de
même des allégations qui portent atteinte de façon importante aux attentes
raisonnables du demandeur en matière de vie privée ».
Ce premier critère renvoie aux normes de rigueur et
d'exactitude contenues dans de nombreux textes normatifs.
Bien entendu, on tiendra compte de l'importance de la
question ou de l'enjeu discuté pour le public. C'est le critère d'intérêt
public, lui aussi omniprésent en journalisme :
« Cependant, tous les sujets d’intérêt public
ne sont pas d’importance égale. Les communications sur les questions graves de
sécurité nationale, par exemple, suscitent des préoccupations différentes de
celles soulevées par des questions prosaïques qui constituent le quotidien de
la vie politique. Ainsi, il se pourrait que ce qui constitue de la diligence
raisonnable à l’égard d’une question ne suffise pas quant à une autre ».
De même, les tribunaux vont devoir évaluer s'il était
justifié d'inclure un énoncé diffamatoire dans un article ou un reportage, tout
en prenant bien garde de ne pas « s’aventurer dans la liberté
éditoriale… » des médias. On peut penser qu'une phrase “ assassine ”,
inutile à la compréhension de la nouvelle, pourrait être ciblée par un tel
critère si on en vient à la conclusion qu'elle visait davantage à stigmatiser
un individu ou une institution qu'à informer le public.
De plus, on se demandera si l'intérêt public de l'énoncé
s'explique par sa simple existence (relation de propos des autres, rumeurs
publiques, etc.) ou bien dans sa véracité. Pour la Cour suprême du Canada :
« Cette règle traduit le souci du droit
d’empêcher qu’on puisse se livrer impunément à la diffamation simplement en
attribuant les allégations calomnieuses à autrui. (…) Le [TRADUCTION] “ simple
colportage de libelles ” n’est pas d’intérêt public : … En outre, il est
particulièrement important de maintenir la règle de la répétition à l’époque
d’Internet, où des propos diffamatoires peuvent se propager d’un site Web à un
autre en un rien de temps ».
Le plus haut tribunal ajoute que :
« Si un conflit est en soi une question
d’intérêt public et que les allégations sont fidèlement rapportées, le
diffuseur ne devrait pas encourir de responsabilité même si certaines des
déclarations peuvent être diffamatoires et erronées, à condition que : (1) la
relation de propos attribue les dires à quelqu’un, préférablement identifié,
pour éviter que personne n’assume de responsabilité; (2) la relation de propos
indique, expressément ou implicitement, que la véracité des dires n’a pas été
vérifiée; (3) la relation de propos expose équitablement les deux versions des
faits; et (4) la relation de propos situe les dires dans leur contexte ».
Dans la même veine, on devra s'interroger quant à
l'urgence de la question, ce qui limite la course aux scoops sans toutefois ignorer que « les nouvelles sont souvent
des produits périssables », si bien qu'il ne faut pas en retarder indument
la publication :
«Il s’agit de décider si la nécessité
d’informer le public commandait que le défendeur procède à la communication au
moment où il l’a fait. Ce facteur, comme d’autres, s’examine à la lumière de ce
que le défendeur savait ou devait savoir au moment de la diffusion. Si un délai
raisonnable lui avait permis de découvrir la vérité et de corriger les erreurs
diffamatoires sans nuire à l’actualité de la nouvelle, le facteur favoriserait
le demandeur ».
Un autre critère concerne la nature et la crédibilité des
sources d'information, car les juges sont d'avis qu'il « existe des
sources d’information plus dignes de foi que d’autres. Moins une source est
fiable, plus il faudra se tourner vers d’autres sources pour vérifier les
allégations. Cela vaut pour toutes les sources qu’il s’agisse de documents ou
de personnes ». L'usage de sources confidentielles a aussi des limites.
Selon les circonstances, cela sera considéré responsable ou irresponsable. Cela
étant dit, le fait que la source du journaliste ait agi dans son intérêt
personnel ne prive pas nécessairement ce dernier de protection, à la condition
qu’il ait pris d’autres mesures raisonnables, mais « il n’est pas difficile de
percevoir l’irresponsabilité qu’il pourrait y avoir, selon les circonstances, à
diffuser des insultes proférées par des “ sources ” non identifiées ».
Un autre critère réfère à l'équité de la démarche
journalistique, car le tribunal va vérifier si on a :
«... demandé et rapporté fidèlement la
version des faits du demandeur (...) Dans la plupart des cas, il est
intrinsèquement injuste de diffuser des allégations de fait diffamatoires sans
donner à la personne visée la possibilité de répondre (…) Lorsqu’on ne fournit
pas cette occasion, on accroît en outre les risques d’inexactitude, car la
personne visée peut fort bien être en mesure de fournir des renseignements
pertinents et non une simple dénégation ».
Finalement, la Cour suprême du Canada, sans être
limitative ni exhaustive, évoque d'autres conditions. On y retrouve notamment le
ton de l’article ou du reportage, sans toutefois « faire de la platitude
stylistique une condition d’application du moyen de défense ». Elle prend
la peine d'écrire que le « journalisme d’enquête à son meilleur prend souvent
une position incisive ou critique sur des questions d’actualité pressantes. Il
ne faudrait pas que ce seul ton d’un article, responsable par ailleurs, empêche
d’invoquer la défense de communication responsable ».
Conclusions
D’une certaine façon, le
Common Law canadien et le Droit civil québécois se rapprochent en matière de
diffamation. Ces deux traditions juridiques insistent sur l’obligation de
moyens plutôt que l’obligation de résultats (on ne peut exiger de façon absolue
que tous les énoncés soient vrais, par exemple). Si le premier parle de
journalisme responsable, et le second de journaliste raisonnable, tous deux
accordent une importance indéniable au respect des normes déontologiques.
Au Québec, le journaliste
raisonnable doit se conformer aux règles
de l’art. Dans les
autres provinces, pour déterminer s’ils ont affaire à du journalisme
responsable sur des questions d’intérêt public, les juges vont se livrer à une
analyse méticuleuse qui portera aussi bien sur la qualité de la démarche
journalistique que sur le leur jugement professionnel et leur bonne foi.
À la lumière de ces jugements,
on peut affirmer que l’éthique et la déontologie deviennent plus que jamais des
aspects incontournables du journalisme. Il ne suffi pas de connaître par cœur
les règles déontologiques, encore faut-il savoir les mettre en pratique. Dans
la plupart des cas, cela est facile. Mais que faire quand deux règles sont en
contradiction ? Laquelle privilégier, laquelle délaisser ? Comment
justifier une dérogation ? Comment distinguer ce qui est dérogation et ce qui
est transgression (et devient une faute professionnelle) ? Voilà le
terrain de la réflexion éthique qui s'ouvre aux journalistes, ce qui justifie
plus que jamais la formation au jugement moral chez les futurs journalistes.
Quand on considère les
critères pris en compte par les tribunaux, on peut conclure qu’ils encouragent
les entreprises de presse à produire et à diffuser des informations de grande
qualité. C’est-à-dire des informations d’intérêt public, exactes et
rigoureuses, équitables et intègres. Le sensationnalisme, l’usage injustifié de
sources anonymes et les conflits d’intérêts, pour ne nommer que ces exemples,
risquent de coûter cher à l’avenir.
Même si les journalistes ont
des obligations de moyens plutôt que des obligations de résultats, il est
évident que les moyens conditionnent inévitablement les résultats. En effet,
les résultats (articles, reportages, enquêtes, chroniques, blogues, etc.) sont
des témoins bavards qui peuvent trahir l’insouciance de leurs auteurs.
* * *
Références
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4.
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[1]
À moins
d'avis contraire, ce passage et ceux suivent sont tirés de la décision Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61 [http://csc.lexum.umontreal.ca/fr/2009/2009csc61/2009csc61.html].
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