Marc-François Bernier
Les intervenants scolaires, communautaires et du milieu de la santé de Coaticook ont peut-être crié trop vite «au loup!» en demandant aux médias d'information de ne plus parler des cas de suicide, par crainte de contagion, mais la question du traitement journalistiques du suicide demeure pertinente.
On peut se demander dans quelle mesure la couverture médiatique influence le comportement de jeunes aux prises avec des idées suicidaires. Mais dans le cas de la polyvalente La Frontalière, de Coaticook, ce n'est qu'au quatrième suicide que les médias nationaux en ont largement fait état, le troisième suicide ayant eu droit à une couverture discrète et locale. Il semble toutefois que les journalistes de Montréal n'aient pas hésité à publier le nom des victimes et les moyens utilisés pour s'enlever la vie, ce qui est discutable, comme nous le verrons plus loin.
Pour l'instant, il importe de faire valoir que le souci de prévention des intervenants de Coaticook est sans doute bien intentionné, mais que leur demande faite aux médias pour qu'ils cessent de parler des cas de suicide est nettement exagérée puisqu'un seul des cinq suicides de jeunes étudiants de la polyvalente est réellement «postmédiatique». Le souci préventif du milieu affligé par ces tristes événements s'est mué en une prescription de silence médiatique sur ce phénomène troublant.
Par un effet du hasard (la conférence de presse étant déjà prévue), les intervenants de Coaticook demandaient ce silence médiatique le jour même où le quotidien anglophone The Gazette publiait une entrevue avec un intervenant en prévention du suicide de la région de l'Estrie qui mettait en doute la valeur du programme de prévention du suicide de la polyvalente La Frontalière. Il y avait donc un intérêt public manifeste à ne pas fermer les yeux sur la vague de suicide affectant cette polyvalente depuis quelques mois.
La réaction de la section de l'Estrie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec a été de dénoncer, avec raison, la demande de taire les cas de suicide. D'autant plus que dans les semaines précédentes, les médias locaux avaient fait preuve de discrétion dans leur traitement des suicides des jeunes, indiquant ainsi leur désir de ne pas exploiter à outrance les drames humains vécus. Les journalistes locaux ont toutefois critiqué le Journal de Montréal qui a nommé les victimes et les quelques autres médias qui ont fait état des moyens utilisés par les jeunes pour s'enlever la vie, relate la présidente de la FPJQ-Estrie et journaliste Josée Cloutier.
La recherche
Le traitement journalistique des suicides peut être en cause dans le phénomène de contagion ou de mimétisme, que certains spécialistes nomment l'effet Werther, en référence aux suicides qu'aurait induit l'oeuvre classique de Goethe (Les souffrances du jeune Werther). Mais être EN cause ne signifie pas être LA cause. Sans prétendre aucunement avoir analysé de façon exhaustive la production savante à ce sujet, on est cependant en mesure de suggérer que le consensus scientifique en la matière est que la couverture médiatique des suicides n'est qu'une cause parmi tant d'autres, et sans doute pas la plus importante. Les maladies mentales, la toxicomanie, les problèmes familiaux, sentimentaux et sociaux sont à cet effet beaucoup plus déterminants. Le facteur médiatique peut cependant être un déclencheur, une incitation à passer à l'acte chez des individus déjà aux prises avec des idées suicidaires.
Lors d'un colloque consacré à cette question, en novembre 1989, des spécialistes de la santé mentale et de la santé publique du New Jersey ont convenu de l'existence de recherches scientifiques suggérant qu'il existe une relation entre la couverture médiatique de suicides et certains cas de suicide. Un récent document du Conseil permanent de la jeunesse (S.O.S. Jeunes en détresse!) fait également état de recherches scientifiques établissant statistiquement des relations entre la couverture médiatique et le nombre de cas de suicide. «La recherche disponible ne permet pas de déterminer si un type de média est plus en cause qu'un autre, mais il est plausible que les cas présentés de façon sensationnelle à la télé risquent davantage de toucher des jeunes vulnérables qu'une simple mention dans les faits divers d'un journal», peut-on y lire. Il semble aussi que l'effet Werther soit plus présent chez les adolescents, plus impulsifs, que chez les adultes, suggèrent différentes études. Rappelons toutefois que des relations statistiques suggèrent l'existence d'un lien, mais ne le prouvent pas. Elles ont cependant un poids qu'on ne peut ignorer quand on cherche à expliquer les causes de la contagion du suicide, ce qui permet d'attribuer une responsabilité aussi probable qu'indéfinie à la couverture médiatique.
Les précautions suggérées
Face aux effets potentiels de la couverture médiatique, on peut se demander si les médias doivent ou non traiter des cas de suicide. Mais cette interrogation paraît stérile à compter du moment où le suicide est conçu comme un phénomène social ou une problématique de société sur laquelle peuvent s'attarder en toute légitimité les journalistes. La vraie question qui se pose alors est de savoir quel traitement journalistique des cas de suicide permet à la fois de mieux comprendre et circonscrire la question tout en minimisant autant que possible les effets potentiels de contagion.
Dans un article publié en 1991 dans une revue savante consacrée à l'éthique des médias (Journal of Mass Media Ethics), Elizabeth B. Ziesenis suggère que les médias devraient présenter à leur public des pistes de solution ainsi que diverses options quand ils traitent des cas de suicide. Il faudrait également éviter de sombrer dans le sensationnalisme, c'est-à-dire ne pas trop insister dans les titres; ne pas donner trop de détails techniques quant aux moyens employés; ne pas en parler comme d'un acte romantique pouvant inspirer les individus suicidaires en période de crise; parler du suicide de temps à autre et non seulement lorsque l'actualité l'impose; aborder avec prudence les cas de suicide chez les adolescents, plus impulsifs et enclins à imiter le geste.
Des conseils similaires se retrouvent dans d'autres publications consacrées à l'étude de l'effet Werther. Un psychiatre irlandais spécialisé en la matière, John F. Connolly, insiste sur l'aspect romantique que des journalistes voudraient associer à certains suicides et y voit un raisonnement simpliste car les causes sont souvent beaucoup plus complexes et profondes que la dernière peine d'amour.
Les membres du groupe du New Jersey incitent les médias à traiter les suicides de façon factuelle et concise, en évitant les photographies dramatiques, la publication de détails morbides ou du «mode d'emploi» utilisé par les victimes. Ils avertissent leurs collègues des milieux de santé qu'il est contre-productif de demander aux médias de garder le silence sur des cas de suicide auxquels s'intéressent les journalistes (il importe de signaler ici que les médias québécois taisent quotidiennement la presque totalité des cas de suicide dont ils prennent connaissance). Ces spécialistes ajoutent qu'il y a certes des aspects médiatiques néfastes, mais qu'il y a aussi des aspects positifs pour la prévention du suicide, confirmant ainsi que tout se joue dans la façon dont les médias traitent l'information et que les journalistes peuvent faire partie de la solution.
Finalement, comme la couverture médiatique est un facteur parmi tant d'autres, il ne faut pas exagérer son importance dans l'étendue du phénomène, surtout quand on constate l'ampleur des problèmes auxquels sont confrontés les jeunes. Comme le dit Ziesenis, les journalistes sensibles aux mesures de précaution à prendre n'ont pas à se sentir coupable des cas de suicide qui surviennent dans leur communauté. Il y aura toujours des suicides, malgré toutes leurs précautions. Les journalistes qui prennent les précautions recommandées ne sauront peut-être jamais s'ils ont réellement sauvé des vies, mais ils auront au moins la certitude d'avoir assumé leurs responsabilités.
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