dimanche, octobre 22, 2000

MÉDIAS ET HUMANITAIRES : les liaisons dangereuses

Mémoire de Patricia Alliot
Institut Universitaire de Technologie
29, rue du pont-volant
37002 Tours Cedex


PRÉFACE
Au-delà du traditionnel travail de fin d'études, ce mémoire s'inscrit bien davantage dans le cadre d'une réflexion personnelle tendant à concilier une expérience de plusieurs années au sein du monde humanitaire à l'enseignement reçu dans le cadre d'une formation en journalisme. Médias et humanitaire, deux acteurs de terrain, de plus en plus interdépendants l'un de l'autre. Déléguée santé pour le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) entre 1995 et 1999, j'ai été envoyée au cœur des derniers conflits (Liban, Soudan, Tchétchénie, Bosnie, Congo-Brazzaville...). J'ai pu prendre conscience de la réalité de cette relation inévitable. La Croix-Rouge est, au centre de ce rapport, un acteur particulier de la scène humanitaire. L'un des sept principes fondamentaux qui fondent l'essence même du mouvement repose sur sa neutralité. Au nom de celle-ci, et pour pouvoir continuer à travailler dans les endroits les plus troubles, être présent dans les contextes les plus difficiles de la planète, le CICR reste très prudent dans ses contacts avec la presse. C'est tout le débat autour du témoignage et de la "médiatisation d'une action".

Cette distance, parfois difficilement compréhensible pour le grand public, peut lui être reprochée quand elle n'est pas comprise. D'un autre côté, comme toute organisation humanitaire, le CICR a besoin d'une certaine reconnaissance publique permettant, à travers elle, un soutien plus régulier des différents donateurs. Qui plus est, la présence simultanée sur les terrains d'action d'une multitude d'acteurs très différents et aux intérêts bien souvent antagonistes, reste une réalité incontournable, et de plus en plus concrète. Difficile de nier ou d'occulter la présence des médias. Il faut apprendre là aussi à cohabiter.

Je me suis donc attachée à comprendre comment se passent les choses entre ces deux intervenants, à tenter de déterminer les rôles respectifs et les limites de chacun. J'ai essayé d'analyser comment fonctionne cette dualité aujourd'hui, comment elle est perçue à la fois par les humanitaires et par les journalistes. Enfin, comment tenter de concilier au mieux ces deux activités, dans le respect des droits, principes et contraintes de chacun.

La relation avec les médias fait l'objet d'une profonde réflexion dans le monde humanitaire (voir bibliographie). Toutes les grandes organisations se sont, à un moment ou à un autre, interrogées sur cette question. La consultation de ces ouvrages a été une grande source d'informations et le point de départ de cette démarche. Je souhaiterais remercier Médecins sans Frontières France, en particulier, qui m'a permis notamment l'accès à son service de documentation.

Au cours de ces lectures, j'ai pu me rendre compte que la réflexion n'était pas poussée aussi loin par les médias. Ou elle était menée de façon très fragmentaire, très ponctuelle, à la suite d'événements précis liés à l'actualité. Cette question n'intéresserait-elle que peu la presse, ou bien considère t-elle qu'il n'y a pas là matière à polémique car finalement les choses se passent plutôt bien, du moins dans les déclarations. J'ai donc tenté de rencontrer des représentants des différents supports de presse : journaux, radio, télévision. Souhaitant avoir le point de vue d'hommes et de femmes de terrain, j'ai été très vite confrontée à un obstacle majeur. La grande majorité de ces reporters, bien qu'intéressés d'apporter leur contribution à ce travail, étaient difficilement joignables. Sans cesse entre deux avions, deux départs en reportages... nos rendez-vous maintes fois repoussés. Enfin, pratiquement la moitié de mes demandes initiales de rendez-vous n'ont tout simplement pas abouti n'ayant reçu aucun écho positif. Je tiens cependant à remercier les personnes ayant accepté de m'accorder un petit peu de leur temps, ou n'ayant pas réussi à le faire malgré toute leur bonne volonté, pour des raisons d'agenda.

Un grand merci à Michel Cool, directeur délégué à la rédaction de Témoignage Chrétien pour m'avoir permis de tirer un maximum de profit de mon stage et à Henrik Lindell, pigiste dans sa rédaction. Merci également à Jean-Marie Colombani, directeur de publication pour son soutien à me trouver un interlocuteur au sein de la rédaction du Monde et José-Alain Fralon ainsi que Thomas Sotinel, rédacteurs au journal. Merci à Mémona Hintermann de France 3 et Nicolas Poincaré de France Infos, qui ont l'un et l'autre manifesté le désir de contribuer à ce travail mais en ont été empêchés par des impératifs de reportage. Un merci particulier à Marc-François Bernier, expert en déontologie journalistique à Québec (Canada) pour ses conseils précieux et avisés. Enfin, il faut préciser que ce travail ne représente aucunement le point de vue officiel du Comité International de la Croix-Rouge ou du mouvement de la Croix-Rouge. Il n'est que le fruit d'une réflexion personnelle.



"Libre ou soumis,
fort de ses principes ou drapé dans sa vertu,
l'humanitaire est à la croisée des chemins
entre vérité de l'action et artifice médiatique,
entre exigence de justice et outil de pouvoir." Rony BRAUMAN


I. INTRODUCTION

Les conflits continuent à ensanglanter notre planète. Guerres, catastrophes humanitaires, situations d'urgence très diverses essaiment sur les cinq continents. Les moyens modernes de communication les propulsent sur le devant de la scène médiatique. Il est devenu bien difficile de les ignorer quand leurs images envahissent quotidiennement nos foyers. Le monde est, aujourd'hui à portée de la main. Dans la plupart de ces endroits, se bousculent un tas de gens, très différents et aux motivations parfois aussi variées que troubles. Des militaires, des politiques, des humanitaires, des journalistes, des commerciaux, des spécialistes du renseignement, etc.
Parce que leurs activités les mènent très souvent sur les mêmes routes, journalistes et humanitaires sont amenés à se rencontrer de plus en plus fréquemment. Ils sont souvent les derniers, ou les premiers, à se rendre dans une région touchée par un conflit. L'un a souvent besoin de l'autre. Mais les objectifs, les moyens mis en oeuvre sont, par nature, totalement différents voire opposés, et donc parfois sources d'incompréhension et de malentendus.

L'implication du politique est évident à tous les niveaux de cette problématique. Cet aspect, à lui seul, nourrirait largement les objectifs d'une thèse. L'espace restreint imparti à ce travail imposant des choix, je me suis limitée à la relation purement médiatico-humanitaire, en excluant l'aspect politique et bien que consciente de l'aspect forcément réducteur de cette démarche. Autre choix fait, celui de ne traiter que des situations dites "de crise" (guerres, catastrophes) pour les mêmes contraintes d'espace et de temps.



"Entre le docteur Schweizer et le docteur Kouchner,
l'humanitaire a changé d'échelle et de nature.
L'exemple individuel devient recette universelle,
l'éthique privée, une politique de remplacement..." Régis Debray



II. UN MONDE EN TRANSFORMATION

Transformation politique et géopolitique
L'action humanitaire fait aujourd'hui partie de notre environnement médiatique. Une place que ses précurseurs, il y a encore peu de temps, étaient loin de pouvoir imaginer. La cause humanitaire semble répondre idéalement à un besoin d'engagement (direct ou indirect) d'une population à la recherche de nouveaux combats. Les transformations géopolitiques qui ont bouleversé l'environnement international ont favorisé de façon extraordinaire l'émergence de ce mouvement.
La fin de l'affrontement Est-ouest a imposé une nouvelle grille de lecture des événements internationaux. Aux conflits plus récents, il fallait trouver d'autres explications que la traditionnelle opposition des deux grands blocs. L'idéologie humanitaire est porteuse de réponses qui trouvent un large écho dans la population. L'entraide et la compassion sont ainsi devenus le mode essentiel d'accès au tiers-monde depuis les années 1970. Parallèlement, le déclin du communisme fait que l'engagement au service de l'intérêt général, ne passe plus forcément par un engagement politique. Là encore, l'engagement caritatif se révèle capable d'occuper l'espace laissé libre. L'idéologie est porteuse d'espoirs, de nobles causes, et devient victime de son propre succès. C'est ainsi que l'on assiste parfois à un véritable détournement de cette conviction en idéologie de secours. Des États, réticents à ces nouvelles interprétations, érigent ces valeurs en diplomatie de substitution.

Une évolution technologique qui fait évoluer les rôles
Le travail des journalistes et des acteurs humanitaires a suivi, pas à pas, l'évolution des moyens technologiques. Au moment de la guerre de Crimée (1854-1856), l'Europe est en guerre contre la Russie. A Sébastopol en état de siège, les journalistes présents sur place témoignent. Un simple papier et un crayon qui seront, notamment, à l'origine du travail de Florence Nightingale. Touchée par ce drame, elle sera à l'origine de la création de la première école d'infirmières, à Londres.

Quelques années plus tard (1859), Henri Dunant assiste lui aussi, et un peu par hasard, à la bataille de Solferino. En quelques heures, des centaines de victimes tombent sur le champs de bataille. Dunant est frappé par le spectacle de soldats agonisants ne bénéficiant d'aucun geste de premier secours. Pour lui aussi, le premier acte sera de témoigner. A son retour en Suisse, il écrit Souvenirs de Solferino dans lequel il fait quelques propositions pour améliorer le sort des combattants et blessés de guerre. Son livre sera à la base de la création et du développement du mouvement de la Croix-Rouge.

La deuxième moitié du 20e siècle, et plus spécialement la guerre du Biafra, marque un profond bouleversement à la fois du monde médiatique et du monde humanitaire. Région du sud-est du Nigeria, le Biafra est secoué par des velléités sécessionnistes. Riche en pétrole, l'insurrection est réprimée par la force et la violence. L'armée fédérale impose un blocus autour du réduit rebelle provoquant l'une des plus grandes famines de ce siècle, et entraînant la mort d'un million de personnes en quelques trente mois de guerre. Ces événements dramatiques bénéficient d'une couverture médiatique exceptionnelle, marquant définitivement le passage de l'écrit à l'ère de l'image. Une image qui permet de faire vivre, pratiquement en direct, des événements qui se déroulent à l'autre bout de la planète, de passer du différé à l'instantané. La télévision devient le symbole par excellence du média "chaud". Jusqu'à créer, selon Mac Luhan, l'illusion du "village planétaire", trompeuse certitude de ne plus rien ignorer de ce qui se passe sur la planète.

L'indifférence n'est donc plus permise. L'épisode biafrais marque ainsi le début d'une évolution extraordinaire et parallèle aux progrès techniques fulgurants qui touchent essentiellement les moyens de communication (réception, transmission de l'information) notamment grâce à l'apparition des moyens de communication par satellite.

De ces images naît une volonté farouche de venir en aide aux populations affamées chez une une poignée d'hommes, jeunes médecins pour la plupart . Ce sera la naissance d'une nouvelle forme d'enthousiasme humanitaire, moins institutionnel que la Croix-Rouge, plus libre dans l'expression de ses opinions. Elle marque la naissance, en France, des organisations non gouvernementales (ONG) dont Médecins sans frontières (MSF) puis, leur multiplication à partir de 1980. La sophistication de ces moyens de communication et notamment leur miniaturisation et leur précision, va modifier en profondeur l'action humanitaire en permettant son utilisation dans les endroits les plus reculés de la planète. L'espace de l'action humanitaire s'élargit presque à l'infini. Il ne subsiste pratiquement plus aucune zone géographique hors de portée. La possibilité de communiquer est, de plus, un facteur de sécurité non négligeable pour les équipes isolées sur le terrain. C'est alors le début d'une forme de compétition entre organisations humanitaires de plus en plus nombreuses et concurrentielles pour lesquelles l'utilisation de l'image des victimes devient instrument de promotion. Désormais, un nouveau trio emblématique est né : la victime, l'humanitaire et le journaliste.




On ne peut pas dire la vérité à la télé,
il y a trop de monde qui regarde" - Coluche



III. LE COUPLE MÉDIAS / HUMANITAIRE
DANS LES SITUATIONS DE CRISE



Peut-on définir la notion d'humanitaire ?
Il s'agit d'une notion très floue. Pour le Petit Larousse, humanitaire signifie : "qui s'attache à traiter les hommes humainement, à leur faire du bien". Les synonymes en sont bonté, altruisme, bienveillance. Ce peut être ce qui vise "sans aucune discrimination et avec des moyens pacifiques à préserver la vie dans le respect de la dignité... afin d'aider les membres d'une communauté à traverser une période de crise ou la rupture d'un équilibre antérieur" . Une approche large de cette notion permettrait d'y inclure des services tels, la fourniture de secours nutritionnels et matériels, une assistance médicale, des démarches contre les mesures arbitraires de détention, un réconfort spirituel, la communication avec la famille, la couverture de certains besoins culturels comme l'éducation, le déminage, la recherche de personnes, la réunification familiale et même des interventions militaires. Mais il faut bien reconnaître que le mot humanitaire n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui, tant il en est fait usage. Galvaudée et reprise en dehors de son contexte, cette notion d'humanitaire a fini par être utilisée pour qualifier "d'intervention humanitaire" le débarquement des marines en Somalie et par nommer "catastrophe humanitaire" ce qui était au Rwanda, un génocide. "Au crime de non-assistance à peuples en danger commis par les politiques au Kurdistan, en Bosnie, en Somalie, au Rwanda, en Tchétchénie, les médias ont ajouté le délit de détournement de mots."


Le rôle des médias dans les crises ?
Le rôle premier est bien évidemment d'informer. Informer sur ce qui se passe, le plus objectivement possible. Donner des éléments au lecteur, au spectateur, à l'auditeur, afin que celui-ci soit en mesure de se forger sa propre opinion. Nombre de journalistes se suffisent de ce simple rôle d'information alors que d'autres le nuancent par l'apport du témoignage. Pour Henrik Lindell, de Témoignage Chrétien, le journaliste doit dire "ce qu'il a vu... pour ne pas être complice". Ce qui sous-entend, d'une part, la nécessité d'une présence physique sur les lieux . Et d'autre part, une véritable capacité, un certain "pouvoir d'indignation". Témoigner sous-entend alerter l'opinion publique afin de créer une émotion, un choc et, si possible provoquer l'action. C'est travailler à l'implication des citoyens et, d'une certaine façon, avoir le pouvoir de prévenir certaines catastrophes ou limiter leurs conséquences.

Une alerte immédiate qui aboutirait à une mobilisation rapide des secours peut éviter une gigantesque famine et ses conséquences humaines incalculables. Les exemples sont nombreux. En octobre 1979, les images de 30 000 Cambodgiens arrivant dans un état effroyable provoque un choc mondial, suscitant une vive émotion et l'action. Et puis la Somalie, il a fallu attendre près de deux ans et que les médias alertent le reste du monde sur une famine d'une grande ampleur. Une opinion publique parfaitement "aiguillonnée" pourra permettre l'amplification d'une réponse internationale lors de grandes catastrophes. Les médias se font même, parfois, directement porte-parole d'une cause comme en relayant "l'appel à l'insurrection de la bonté" lancé par l'Abbé Pierre en 1954. Tout comme la BBC avait été le porte-voix de la résistance pendant la guerre, Radio Luxembourg devenait le porte-voix d'un personnage charismatique appelant à la mobilisation des consciences en faveur des sans-logis.

Enfin, et dans une situation de concurrence humanitaire de plus en plus rude, et parfois bien involontairement, les médias deviennent un outil déterminant dans la recherche de fonds, vitale pour les organisations humanitaires.


Le rôle spécifique de l'image
L'image joue un rôle prépondérant dans la couverture des crises humanitaires. "Les hommes jugent avec leurs yeux" disait Machiavel. Qu'advient-il de ce jugement lorsque l'œil est remplacé par l'objectif, le regard par la prise de vue ? On peut presque parler aujourd'hui d'un rôle hégémonique du visuel sur le plan de l'information. Car point n'est besoin d'un long discours pour faire passer un message porteur d'émotions. Quelques secondes d'images fortes auront beaucoup plus d'impact qu'un long article dans n'importe quel quotidien. L'image est, par essence, le reflet de l'information instantanée. Elle permet aux spectateurs d'entrer dans l'actualité immédiate et d'être présent là où se produit l'évènement. En quelque sorte, elle supprime l'intermédiaire entre lui et la réalité. De passif, le spectateur devient acteur d'un évènement qui lui est contemporain.

"L'image crée des valeurs : elle engendre la sympathie ou le rejet. L'image s'adresse à l'imaginaire, appelle l'émotion et stimule la conscience... parce qu'elle se fargue de témoigner sans artifice de la réalité crue, de la réalité indiscutable du vécu..." En cela, elle s'accorde très bien avec l'humanitaire qui fonctionne également sur les notions d'émotion et d'immédiateté, de bien et de mal.

Contraintes et limites incontournables des médias
La sélection de l'information est partie intégrante du travail journalistique. Pour des raisons de contraintes budgétaires ou par manque de temps, les rédacteurs vont chercher la matière première, le renseignement chez leurs confrères. Il est ainsi quelques incontournables sources d'informations, comme les agences de presse, Internet et quelques grands journaux de référence. C'est ainsi, comme l'a décrit notamment Bourdieu , que s'installe une sorte de cercle vicieux et un fonctionnement en quasi autarcie. Les plus fidèles lecteurs des journaux sont les confrères des journaux concurrents. On se lit mutuellement, surtout quand il s'agit des quotidiens de référence, des télévisions de masse, (Le Monde pour n'en citer qu'un). Ces médias, les plus puissants, les plus forts, créent une sorte de diktat de l'information. Au point que pour revêtir le caractère sacré d'information, celle-ci doit être parue dans les colonnes du Monde avant d'être reprise ailleurs éventuellement sous un angle différent.

Une presse qui tourne toujours autour des mêmes sujets.
Dans cette guerre impitoyable que se livrent les médias pour les parts de marché, pour l'Audimat, sélectionner l'information susceptible d'intéresser le lecteur ou le spectateur est de la toute première importance dans la "fabrication" d'un journal, écrit ou audio-visuel. Cette sélection revêt des aspects totalement subjectifs comme par exemple l'intérêt pré-supposé de ce lectorat, ou bien parce que l'information concerne des intérêts occidentaux, ou bien engage directement la sécurité d'un français quelque part à l'autre bout du monde. Se posent alors les termes d'une lutte sans merci qui oppose, au sein de toutes les rédactions, les partisans d'une information dite "de proximité" et donc qui touche directement le lecteur, contre ceux d'une information plus générale et, en particulier, internationale, là où les évènements se déroulent. "On ne parle donc plus de l'international que lorsque celui-ci devient de l'humanitaire... lorsqu'on arrive à une situation de crise telle qu'on ne peut plus ne pas en parler..." (Paul Germain, présentateur du JT à la RTBF, décembre 1996).

Or, cette tyrannie de l'information incite les médias, et spécialement les grandes chaînes de télévision, à jouer sur le côté émotionnel des évènements. Un véritable problème pour une société qui, à l'explication, va préférer l'émotion, l'apitoiement à la compassion, la pitié à l'exigence de justice, la communication à l'information et le sensationnel à la recherche du sens.

Envoyer une équipe en reportage sur le terrain coûte cher, trop cher pour les petites rédactions aux moyens financiers limités. Le facteur temps est également imparable. Tout journal, quelque soit sa fréquence de parution, doit être prêt à temps pour sa sortie dans les kiosques. Quoi qu'il en coûte. Par ailleurs, un journal télévisé ne dure qu'une trentaine de minutes. Impossible d'être exhaustif. Et puis il doit obéir à un certain rythme, être attractif, laisser place égale au sport, à l'économie, les actualités plus régionales, la politique... Pas de place donc pour des explications complexes d'une situation particulière qui, finalement, intéresse peu de monde.

Pourtant, ce sont bien les journaux télévisés qui font l'évènement. Rony Brauman et René Backman citent quatre conditions nécessaires - mais non suffisantes - pour créer un évènement international. La première condition est la théorie du "robinet à images". Ce sont bien les images et non les mots qui font l'évènement, "à condition d'être disponibles sous forme d'un flux continu, robinet ouvert quotidiennement pour obtenir un effet cumulatif". Ensuite, il faut une situation de non concurrence, autrement dit la "Loi" selon laquelle une tragédie chasse l'autre. Un bouleversement doit être isolé car un journal télévisé ne peut traiter deux famines sur un même plan. La troisième condition nécessite la présence d'un "acteur-médiateur" pour authentifier la victime, permettre la maîtrise de l'émotion, instaurer la distance et le lien entre le spectateur et la victime. Enfin, dernière condition, la respectabilité de la victime, son innocence. "La victime doit être spontanément acceptable. Une communauté perçue comme menaçante est, par définition, recalée avant tout examen. Exemple, les Serbes pendant les guerres de Bosnie et du Kosovo, mais aussi les chiites irakiens, les Iraniens. Une fois authentifiées par des médiateurs reconnus, les victimes peuvent devenir l'objet de notre compassion et les bourreaux celui de notre opprobre."

Enfin, les médias ne sont pas de simples témoins. La présence de journalistes et de caméra modifient à la fois le comportement et le discours des acteurs, même involontairement. Pendant l'intifada, dans les territoires occupés par Israël, la présence d'une équipe de télévision peut suffire à déclencher un affrontement entre soldats israéliens et lanceurs de pierres, empressés à démontrer leur adresse devant la caméra. Combien d'exécutions sommaires évitées par l'irruption soudaine d'un groupe de journalistes ? Et puis, "La faculté d'émettre en direct crée sa propre dynamique effrayante", reconnaît Fred Kopel, présentateur de la chaîne américaine ABC. "Passer quelqu'un à l'antenne au moment même où un évènement est en train de se dérouler est un indéniable tour de force technologique, mais cela ne l'aide pas, cela nuit au bon journalisme. On écrit différemment quand on sait que son reportage ne sera pas diffusé avant un jour ou deux. On fonctionne autrement. On a le temps de réfléchir. On a du temps pour rendre compte."

Parfois, les médias, vont bien au-delà de la simple influence sur le déroulement des évènements. Il est important de mentionner le rôle primordial joué par la Radio des Milles Collines pendant le génocide rwandais. Rôle central par les appels à la haine et à la violence lancés quotidiennement sur ses ondes. Sans aller jusque là, nos médias français peuvent se retrouver accusés d'avoir participé, plus ou moins indirectement, à de tels évènements. Ainsi Le Monde, et deux de ses représentants, Jean-Marie Colombani et Jacques Isnard, ont comparu devant le Tribunal de grande instance de Paris dans une affaire qui les opposait à Jean-Paul Gouteux. Celui-ci les accusait, dans son livre, de manipulation et de complicité dans ce même génocide. Le journal n'aurait pas accompli son devoir d'information avec tout le recul et le professionnalisme nécessaires. Le jugement prononcé le 10 mai 1999, donnait tort aux deux journalistes.

Le droit à l'information
La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1793, dans son article 7, reconnaît "le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s'assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits... (...)" Ce droit est repris dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et plus récemment, dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que dans la Résolution 1003 du Conseil de l'Europe.

Pour Yves Sandoz, directeur du droit international et de la communication du CICR, le droit à l'information doit être relativisé. "Le droit à l'information pose d'abord le principe de la liberté de l'information. Il tempère ensuite ce principe en autorisant des dérogations à l'octroi de cette liberté dans certaines circonstances, notamment pour sauvegarder l'ordre public. Il fixe enfin des limites au droit de déroger. Le problème est de savoir qui juge et qui le juge." Si le principe du droit à l'information est unanimement reconnu, l'application de ce droit doit aussi "respecter les valeurs et les sensibilités locales". Dans certaines régions du monde par exemple, la cohésion sociale est un facteur plus important que la liberté individuelle. Yves Sandoz évoque pourtant un "droit d'ingérence dans le domaine de l'information" dans la mesure où, "face à la violation de règles fondamentales, il devient légitime de violer ces règles formelles qui peuvent être en vigueur dans une région". Enfin, "la légitimité et l'acceptabilité de toute action d'information sont liées à la clarté de ses critères, à la rigueur de l'application de ceux-ci et au contrôle critique, ouvert et permanent de son déroulement".

Quand les humanitaires ont besoin des médias
Le problème crucial pour les organisations humanitaires est celui de la recherche de fonds. Nul n'y échappe, à des degrés divers. Dans ce domaine aussi, hélas, l'argent est bien le nerf de la guerre. La position de ces organisations est fragile. De plus en plus nombreuses, les ONG affichent une volonté d'indépendance vis-à-vis des États. Autonomie qui passe aussi et d'abord par une indépendance politique et financière. Il faut donc trouver ailleurs les fonds nécessaires. Or, les donateurs, très sollicités, sont aussi démobilisés par l'émergence des scandales, par la persistance de la crise économique et par des dispositions fiscales peu encourageantes. Une organisation se doit donc d'offrir une meilleure visibilité à ses donateurs pour obtenir ensuite les moyens de son ambition sous peine de subir le même sort que l'organisation lyonnaise Équilibre, disparue suite à de graves difficultés financières. Certaines sont prêtes à tout pour apparaître sur le petit écran et impressionner les donateurs. Jean-Marc Pillas, grand reporter à TF1 raconte les excès du convoi pour la paix à destination de la Bosnie organisé justement par Équilibre : "Il y avait plus de journalistes (36) et de personnalités (Simone Veil, Charles Millon, Philippe Douste Blazi, etc.) que de denrées. Les populations ont dû se contenter de quelques couvertures et d'une poignée de rations de survie..."

Le témoignage est également au cœur de l'action humanitaire. Mais bien qu'essentiel, celui-ci peut revêtir des formes très diverses allant de prises de position générales aux campagnes de presse, en passant par les démarches diplomatiques discrètes ou les informations à la presse ou à d'autres organisations (défense des droits de l'Homme par exemple). Pour certains, il est également nécessaire de dénoncer les abus, les atrocités. Un rôle de façonnage de l'opinion publique, faisant pression sur son gouvernement afin d'obtenir un changement de politique, une décision d'engagement, l'ouverture d'une aide d'urgence, etc.

Le support médiatique est indispensable à l'action humanitaire, ne serait-ce que comme interprète et relayeur d'une idéologie, de valeurs humaines. Quelle serait l'utilité d'une campagne pour l'accès aux médicaments essentiels dans les pays pauvres, sans le soutien des médias? Une campagne comme celle visant au bannissement des mines anti-personnelles avait-elle une chance d'aboutir sans le relais de la presse du monde entier? De plus en plus, les humanitaires investissent le champ médiatique. Nombre d'organisations éditent leurs propres revues, magazines, rapports, internes ou à destination des donateurs ou du grand public.

Pour Philippe Ryfman , les médias ont un double effet de levier en donnant à l'humanitaire ses moyens d'action, directs et indirects. "C'est parce qu'un article de presse les informe que les ONG peuvent intervenir (pas souvent)... et c'est en dévoilant devant l'opinion publique la face cachée d'un drame, en posant publiquement le dilemme que les ONG peuvent le surmonter." A titre d'exemple, le reportage diffusé par la BBC en 1984 qui a déclenché un mouvement de solidarité planétaire en faveur de l'Éthiopie.

Les médias aussi ont besoin des humanitaires
Pour être plus efficaces, les médias ont besoin de figures emblématiques. Le monde de l'humanitaire fourmille de personnalités charismatiques dignes de véhiculer de telles images: Emma Bonino, Commissaire européen attachée aux affaires humanitaires, était l'un de ses personnages qui servait à la fois la cause qu'elle était venue défendre et le média qui utilisait son image. Mais aussi, Bernard Kouchner, Rony Brauman, et jusqu'à ces humbles inconnus, partis soigner et venir en aide à d'autres inconnus, sur de lointains continents hostiles. Eux aussi figures emblématique de convictions généreuses et philanthropiques.

Par ailleurs, les humanitaires sont, pour le journaliste, de véritables sentinelles avancées. Installés parfois depuis longtemps dans une région, bénéficiant d'un excellent réseau de relations, ils sont une source intarissable d'informations. Amenés à se déplacer beaucoup, à rencontrer énormément de gens. Ils savent voire, écouter, entendre et deviennent donc, pour certains, l'objet d'une cour assidue. Ils peuvent être consultés en tant qu'experts dans les domaines qui relèvent de leurs compétences directes. Ils sont aussi fournisseurs de logistique. Peu de rédactions ont les moyens d'offrir à leurs reporters des véhicules 4x4 pour se rendre dans les coins les plus reculés ou des équipements de radio-communication sophistiqués. Pour se rendre au Sud-Soudan, territoire aussi vaste que difficile d'accès, il est bien plus facile et rapide d'essayer de bénéficier d'une place dans l'avion affrété ou appartenant au Programme mondial alimentaire (PAM).

Enfin, le cadre humanitaire peut offrir une protection relative au journalistes. Ceux-ci sont en effet protégés par le Droit International Humanitaire. L'article 79 du premier protocole aux Conventions de Genève permet aux journalistes en "mission professionnelle périlleuse" et sous certaines conditions, de demander assistance et protection.

Des exigences contradictoires
Dans son fonctionnement même, le traitement de l'information passe par des phases obligatoires et inhérentes au travail journalistique: sélection des informations, vérification, simplification afin de les rendre accessibles au plus grand nombre, mise en forme, traitement émotionnel et parfois subjectivité. De véritables règles de langage sont appliquées par tous les professionnels. Pour les médias visuels, une véritable dramaturgie avec ses conventions scéniques. Des règles et conventions méconnues des humanitaires qui, souvent, ne se reconnaissent plus dans le travail final et le trouvent partiel ou partial.

Le facteur temps est également géré de façon totalement différente. L'action caritative a besoin de temps, pour comprendre des situations de plus en plus complexes, en évaluer les implications et conséquences et en mesurer tous les risques. Du temps, il lui en faut aussi pour prendre mesure des différents rapports de force, comprendre les enjeux, nouer les contacts, identifier les sources qui lui permettront de mener une action la plus efficace possible.

Le temps, à contrario, le journaliste n'en n'a que très peu. Envoyé par une rédaction à laquelle il coûte cher, ou indépendant et travaillant à ses propres frais, il lui faut "ramener" de l'info le plus rapidement possible. Il faut rentabiliser le déplacement. Souvent, l'équipe ne disposera que de quelques jours pour arriver dans un pays totalement inconnu, trouver un minimum de logistique pour pouvoir se déplacer dans des zones parfois hostiles ou dangereuses, trouver des sources d'informations diverses et variées, les croiser... et envoyer son analyse à son service de rédaction. Car l'actualité n'attend pas. Le recours aux ONG comme sources à la fois de logistique et d'informations est providentielle. De plus, qui dit présence humanitaire dit présence de victimes à proximité.

Est-il possible de conserver une stricte indépendance nécessaire à un véritable travail d'investigation, lorsque ses sources d'informations sont également des hôtes? Est-il possible d'exprimer aussi librement d'éventuelles accusations contre des responsabilités politiques locales, sans mettre en danger l'action d'une organisation qui vous héberge? Ces organisations sauront-elles, après cela, conserver des relations de travail indispensables avec les autorités? "La collaboration qui peut et doit s'inscrire dans de strictes limites et ne doit pas engendrer de confusion des rôles".

L'intérêt journalistique et l'intérêt humanitaire n'ont rien en commun. L'urgence d'une situation et l'ampleur des besoins des victimes ne créent pas l'intérêt médiatique, beaucoup plus dépendant de la conjoncture internationale ou de la notoriété des personnes touchées. Par exemple, le premier mai 1994, la mort d'Ayrton Senna à Imola fait la une des journaux télévisés alors que, au même moment, quelques centaines de milliers de Rwandais sont massacrés...

Une méconnaissance réciproque
Le monde humanitaire est un monde complexe, en constante transformation. Les médias dans leur ensemble en ont une vision très sommaire et n'en connaissent pas la structure, les règles de fonctionnement, les limites propres à chaque organisation. Gouvernementales ou non, locales ou internationales, organisations dépendant des Nations unies... Quel journaliste connaît la structure exacte du mouvement Croix-Rouge et à quoi servent la Croix-Rouge Française, la Fédération Internationale ou le Comité international de la Croix-Rouge. On parle alors le plus souvent, c'est beaucoup plus facile même si cela ne veut rien dire, de la Croix-Rouge internationale. Puis s'y ajoutent l'Otan, les forces d'interpositions régionales, les casques bleus qui tous, aujourd'hui, font également de l'humanitaire. Comment s'y retrouver?

De leur côté, les humanitaires n'ont certainement pas conscience des multiples contraintes structurelles, budgétaires, déontologiques qui sont celles des médias. Ils ont trop souvent tendance à vouloir les utiliser à leur profit, à être le relais de leurs propres messages aussi légitimes soient-ils, à être l'instrument de leur propre communication, méconnaissant totalement les règles de base d'une information indépendante.

Comprendre qui est l'autre, ce qu'il fait, ce qu'il ne peut pas faire est pourtant une absolue nécessité. Les médias ne sauraient être au service de l'humanitaire et il est intolérable que ces derniers soient instrumentalisés, et deviennent un outil dans la course effrénée à l'audience. Les humanitaires doivent apprendre encore à communiquer de manière plus claire, plus crédible et dans les limites qui sont les leurs.




"L'action parle plus fort
que les mots" - J.-L. Chopard et Vincent Lusser



IV. LE CHOIX DU SILENCE MÉDIATIQUE OU L'EXEMPLE DE LA CROIX-ROUGE

Chaque délégué signant son contrat avec le CICR (Comité international de la Croix-Rouge) signe en même temps un engagement de discrétion par lequel il promet d'obéir à un devoir de réserve. Cette attitude spécifique à ce mouvement lui vaut parfois des critiques de la part d'autres organisations ainsi que celles de certains médias. Les uns parce qu'il est scandaleux de vouloir se taire et ne pas dénoncer publiquement des exactions qui sont commises, les autres, parce qu'ils ne comprennent pas pourquoi ils ne peuvent obtenir toutes les informations. Pourtant, il est vrai aussi qu'une action humanitaire, pour trouver son financement, son soutien public et collectif, se doit d'être un minimum médiatisée.
Alors pourquoi cette prudence, cette crainte?

Faut-il médiatiser son action?

De par la nature de sa mission, le CICR intervient dans ces situations de troubles armés, guerres déclarées ou situation d'immédiate après-guerre. Autant de situations très complexes, avec des acteurs difficiles à identifier, à rencontrer, à cerner. Une situation hautement instable, très fragile, où la tension est en permanence exacerbée. Où chacun, et en particulier, chaque étranger est un ennemi potentiel. Les organisations humanitaires, dans de tels contextes, sont la plupart du temps tout juste tolérées. Les critères sur lesquels elles travaillent prennent en considération l'aspect "victime". Évaluer une situation, observer ou non la présence de victimes, l'ampleur et l'urgence de leurs besoin et décider de l'action la plus appropriée et de l'aide à apporter. Ces critères 100 % humanitaires ne sont pas forcément bien compris de la part des parties au conflits et peuvent créer des malentendus. On est ainsi amené, inexorablement, à aider les victimes de l'autre camp, le camp ennemi. La neutralité est l'une des notions les plus difficilement comprises en cours de conflit. Ces malentendus créent des tensions, voire des oppositions. Dans ce cadre là, plus la médiatisation de cette action sera grande, plus la controverse créée sera importante, voire dangereuse pour les organisations. Organisations qui, pour les pays concernés, sont toutes issues d'un monde occidental. Un monde occidental dont elles sont perçues comme étant les représentantes, avec son ensemble de valeurs, d'idéologies dont justement, parfois, les victimes veulent se protéger. Recevoir une image médiatisée ne fait que renforcer ce signe d'allégeance à ce monde occidental qui n'est pas forcément le bienvenu . Un monde occidental, enfin, qui comprend assez mal les guerres.

Si une couverture médiatique n'est pas toujours un gage de réussite, (histoire de la Somalie ou des camps de réfugiés rwandais à l'est de l'ancien Zaïre), certaines actions humanitaires, en dehors de toute médiatisation, continuent à faire un travail tout à fait remarquable, comme au Mozambique ou en Angola. Enfin, pour le CICR, il est important de pouvoir instaurer une véritable relation de confiance avec les victimes, relation basée sur la confidentialité.

Ne pas dénoncer, est-ce se rendre complice ?

La question du témoignage ou de la dénonciation d'une situation particulière sont approchées de façon sensiblement différentes au sein du mouvement Croix-Rouge. Selon Yves Sandoz, il n'existe aucune obligation de silence face à des violations du Droit international humanitaire (DIH). La XXe Conférence internationale de la Croix-Rouge (Vienne, 1965) mentionne dans sa 8e résolution que "le mouvement s'abstiendra de prendre part aux hostilités et, en tout temps, aux controverses d'ordre politique, racial, religieux et idéologique". Mais la "question de la dénonciation publique se pose davantage en termes d'opportunités et non de principe". La dénonciation publique de violations du droit s'est produite par le passé mais elle n'est qu'une forme d'ultime recours lorsque les autres approches n'ont pas fonctionné. Le non respect apparemment toujours plus fréquent du DIH et, sans doute, le souvenir du silence gardé face à l'Holocauste, ont conduit le CICR à condamner publiquement et de plus en plus souvent. Ce fut le cas, par exemple, le 23 novembre 1984 lorsque Alexandre Hay, alors président, dénonçait publiquement les conditions de détention des prisonniers de la guerre Iran/Irak.

Les critères du CICR en matière de dénonciation publique sont très clairs et exigent que certaines conditions soient réunies. Les violations du DIH doivent être graves et répétées, elles doivent être de notoriété publiques ou être constatées par les délégués de la Croix-Rouge, les autres approches (diplomatie confidentielle par exemple) doivent avoir été tentées et s'être révélées inefficaces et, enfin, la dénonciation doit servir l'intérêt des victimes et ne pas servir à préserver l'image de l'organisation ou servir à entrer dans l'histoire. Si les conditions semblent aussi strictes, en théorie en tous cas, il s'agit pour l'organisation de respecter certains de ses principes fondamentaux et notamment de toujours garder comme priorité absolue les intérêts des victimes, et la présence à leurs côtés. Ce choix n'est jamais facile et les conséquences, souvent lourdes, largement pesées. Quelle que soit cette décision, elle ne saurait être juste. Se doit-on de dénoncer certains abus, certains détournements, afin de ne pas être complice tout simplement ? Doit-on accepter cette démarche, sachant que le risque immédiat est alors l'expulsion. Car dénoncer, c'est prendre parti pour quelque chose, quelqu'un ou défendre une cause. C'est jouer un rôle d'avocat. C'est donc remettre en cause sa neutralité. Une expulsion signifie départ brutal de toute ou partie de l'organisation pour un certain temps, voire pour très longtemps. Médecins sans frontières a, à plusieurs reprises de par le passé, fait ce choix. En Éthiopie en 1984 par exemple. Ils ont été expulsés. La logique, dans un tel choix, est différente et l'association misera sur une efficacité à plus long terme. Le CICR fait le plus souvent le choix, critiquable évidemment, de rester auprès des victimes.

Pourtant, l'importance du témoignage est aujourd'hui au cœur d'une profonde réflexion chez les humanitaires. Certaines organisations sont nées de ce besoin de porter à la connaissance de chacun et en particulier des politiques, des situations inadmissibles. Amnesty international, Human Rights Watch ou Reporters sans frontières sont l'unes d'elles. Mais elles n'ont pas à conduire de programmes sur le terrain et leur présence n'est pas essentielle auprès des victimes. Chez d'autres, dont Médecins sans frontières, on est plus réticents aujourd'hui et, en tous cas, la réflexion existe. Est-il prouvé que de telles déclarations publiques soient de réels instruments de changement? Pour Kim Gordon-Bates, rédacteur de CICR News, "depuis la débâcle somalienne, non seulement les gouvernements ont appris à résister aux diktats émotionnels des couvertures médiatiques populaires, mais se dotent de moyens plus ou moins efficaces pour les maîtriser, notamment en projetant une image de l'assistance humanitaire-alibi".

La situation en Tchétchénie aujourd'hui démontre qu'à la fois une pression populaire et des dénonciations dans la presse internationale ne suffisent ni à faire cesser les massacres dans la petite république caucasienne, ni à provoquer une réelle condamnation de la politique russe dans le Nord Caucase par nos gouvernements occidentaux. Et Poutine se soucie-t-il réellement de l'image qu'il donne dans le reste du monde? Tout comme Eltsine avant lui, Kadhafi, Castro, Milosevic, et tant d'autres? L'opinion publique a-t-elle davantage d'influence sur le comportement de ses autorités que de nouvelles règles du droit international? Dans les conflits identitaires ou à connotation ethnique, comme en Sierra Leone actuellement, ont disparu le respect de l'intégrité physique, de la dignité de l'être humain. Il n'y a plus de distinctions entre population civile et combattant, entre enfants et adultes. Faut-il alors dénoncer les violations du droit international humanitaire lorsque des enfants sont enrôlés de force, ou enlevés, pour être utilisés comme de petits soldats?

Une option différente
Parfois mis en cause sur ses réticences, le CICR rejette toute accusation de complicité notamment par la voix de son ancien président Cornelio Somaruga. A une démarche publique, il préfèrera des démarches plus confidentielles, les négociations bilatérales diplomatiques discrètes, au niveau les plus élevés des échelons nationaux. Il préfèrera l'envoi aux autorités de rapports à caractère confidentiel sur la situation des détenus, suite aux visites que le CICR conduit auprès des prisonniers de guerre. "C'est la voie de la persuasion pour mettre les parties au conflit devant leurs responsabilités. Cette pratique facilite une action indépendante." Ou bien le CICR pratique le "lobbying", (capacité à obtenir le truchement des diplomaties des pays donateurs en informant les autorités politiques et les bailleurs d'aide).




"Les politiques, les gouvernements
ont abusé de l'humanitaire
pour se dégager de leurs responsabilités
et ont, ainsi, provoqué
une énorme et grave confusion". - Cornelio Somaruga

V. LES EFFETS PARFOIS NÉFASTES D'UNE MÉDIATISATION
Il semble être difficile pour les médias de traiter l'actualité humanitaire avec sérénité. Élisabeth Burdot, journaliste au journal télévisé de la RTBF reconnaît lors d'un entretien avec ATA (Association des téléspectateurs actifs, Belgique), en décembre 1996 qu'il est "extrêmement difficile de montrer une vision de l'Afrique ou de l'Amérique latine qui ne soit pas catastrophique car les rédactions, austérité oblige, considèrent qu'il n'y a pas assez d'argent pour aller faire des reportages là où rien ne se passe."

Ignorance de situations de plus en plus complexes, surmédiatisation ou au contraire conflits oubliés, battage médiatique inauguré par Bernard Kouchner lors de son opération Île de Lumière en mer de Chine sont autant de symptômes de ce malaise. "En temps de guerre, la presse d'information se met à fonctionner sur le mode de la communication." Elle enveloppe sans dévoiler, elle ne refroidit pas, elle réchauffe.

Dans ce registre, la couverture médiatique de la guerre du Golf fut un exemple caricatural, réunissant simplification, approximation, incompétence et manipulation. L'information y laissait la place à la communication consensuelle. L'absence de vérification, de recoupement, servaient le service de communication de l'État major des forces alliées. Un véritable jeu vidéo grandeur nature dont le but officiel était de "rétablir la démocratie et de diaboliser Sadam Hussein pour mieux vendre cette guerre". Certes, les médias ont, ensuite, largement fait leur auto-critique sur cet épisode. Cependant, après chaque évènement semblable, de nouvelles questions se posent. Aujourd'hui, les récents évènements du Kosovo et le travail accompli par les journalistes sont également sources de critiques. Des articles du Monde diplomatique, et tout récemment, une émission télévisée "Kosovo, des journalistes dans la guerre" ouvrent le débat. Le public, les professionnels s'interrogent. Critiques fondées ou non, le lecteur, souvent ignorant des difficultés et des risques inhérents à un tel travail, a néanmoins le mérite d'ouvrir la discussion et, pourquoi pas le dialogue

Quoi qu'il en soit, médiatiser une action, témoigner, dénoncer, ne se fait pas sans prendre de risques. Les conséquences sur le terrain peuvent être, elles, bien réelles. La présence des médias n'est jamais anodine.

Risques de récupération

"La présence de caméras a pour effet de gonfler l'importance d'un évènement. Elle peut légitimer des revendications". C'est "l'effet de lentille" que décrit Pierre Taschereau, directeur de l'information de Télévision Quatre-Saisons de Québec. Elle peut, par exemple, provoquer un "grossissement victimaire", c'est-à-dire une tendance à la surestimation, véritable spirale à la hausse du nombre de victimes. Comme si, au-dessous d'un certain seuil, il n'y avait plus besoin de déployer d'aide.

Besoin de dramatiser, de théâtraliser pour justifier l'aide humanitaire et donc, susciter la méfiance du public. Pour Philippe Ryfman , cet engrenage a une conséquence plus perverse, celle d'inciter les acteurs locaux à manipuler les chiffres et statistiques afin de susciter l'aide, afin d'en obtenir toujours plus. Intention compréhensible, certes, mais parfois cette manipulation peut se retourner directement contre les victimes elles-mêmes. "Les insurgés biafrais ont compris que l'émotion de l'opinion publique internationale constituait leur ultime ressource. Le Biafra se met à vendre sa famine. Ils sont encouragés par la popularité croissante de leur combat au sein de l'opinion occidentale choquée par les images de la première famine télévisée de l'histoire". Le malheur des innocents devient alors véritable instrument politique avec la création d'un "périmètre de famine" à destination de la presse, dans lequel étaient maintenus, privés de nourriture et de soins, sévèrement gardés, des centaines d'affamés. Instrumentalisation de la détresse et retournement de l'aide humanitaire contre ceux-là justement qu'elle voulait aider.

Récupération plus politique encore avec l'exemple de la Somalie en novembre 1992. Les médias dénoncent un vaste détournement de l'aide humanitaire, à raison de près de 80% de l'aide fournie. Or, selon les ONG elles-mêmes, celle-ci n'excédait pas les 30 %. Chiffre élevé bien sûr, supérieur à la moyenne. Car toute opération de secours entraîne un minimum de détournement de l'aide. Les organisations le savent, elles se dotent de plus en plus d'outils, s'entourent de précautions pour limiter cet aspect négatif, mais il est impossible de l'éviter totalement. Cette déclaration a-t-elle eu pour effet de justifier l'intervention des Gi's? L'action humanitaire participe alors directement à la justification d'une "guerre juste", véritable alibi humanitaire d'une impuissance politique. Les raisons de la dernière guerre du Kosovo étaient elles-aussi humanitaires, et en faveur d'une guerre juste.

Médiatisation = Danger !

De nombreux facteurs peuvent directement ou indirectement remettre en cause la totalité d'une action humanitaire ou mettre ses acteurs en danger. Pour René Backman, l'humanitaire spectacle est une menace mortelle pour l'humanitaire. Elle est, en tout cas, une trahison pour le véritable message humanitaire. Reprenons cet exemple du débarquement des Gi's en Somalie, hautement médiatisé, véritable spectacle d'une réalité qui n'a, elle, rien de virtuel. Lorsque le convoi inaugural de secours quitta le port de Mogadiscio sous escorte, il était plus lourdement chargé de journalistes et de caméras que de vivres. Difficile de savoir que, au même moment, le CICR débarquait cinq fois plus de nourriture de l'un de ses bateaux (le Tadorne), dans une opération de routine au sud de la capitale. En toute confidentialité, le chargement était acheminé à bon port dans des camions loués à des négociants locaux. Mais une telle scène n'était pas compatible avec la représentation dominante de la Somalie, ramenée à un face-à-face tragique entre une masse d'enfants affamés et des hordes de pillards drogués. Il était dit qu'aucune arrivée de vivres n'était possible, qu'aucun bateau ne pouvait accoster, celui-ci ne pouvait donc pas exister. Parfois, cette bienfaisance médiatique s'applique tout simplement au mauvais endroit. Soit l'institution a déjà reçu ou doit recevoir de l'aide, soit les médicaments réclamés sont inadaptés aux patients que l'hôpital prend en charge. Le besoin d'immédiateté, la volonté de séduction, l'emportent dans ce cas, sur la rigueur de l'action.

L'interdépendance qui se crée sur le terrain entre humanitaires et journalistes peut, dans certains cas, remettre en cause l'indépendance de chacun d'eux et créer une confusion des rôles dans l'esprit des parties au conflit. La faiblesse de la communication sur le lieu de l'action peut accroître encore les effets pervers de la médiatisation. Une organisation doit fournir un effort certain pour dialoguer avec les communautés locales, leur expliquer l'action en cours et ses principes. Mais autant il est aisé de parler à l'Occident via les médias, autant il est beaucoup plus ardu de parler aux victimes et aux parties engagées dans le conflit. On assiste alors à un "repli des protagonistes sur eux-mêmes pour se protéger du groupe stigmatisé comme ennemi. Mais il y a aussi méfiance à l'égard de l'intervenant extérieur, dont la différence... devient source de rejet" . Le dialogue est nécessaire en permanence avec les différents acteurs des conflits. Une dénonciation d'éventuelles violations du droit international, faite sans dialogue préalable, peut rendre une action tout à fait aléatoire par le risque d'exclusion qu'elle fait encourir à l'organisation et les répercussions qu'une telle exclusion peut avoir sur les victimes. Enfin, une médiatisation, surtout si elle est partiale ou partielle, peut accentuer encore ces différents malentendus et tensions, rendant l'aide humanitaire extrêmement difficile voire impossible.

Les moyens modernes de communication sont sources de conséquences inattendues. En effet, toute interview, toute information est aujourd'hui diffusée dans le monde entier et jusque dans les coins les plus reculés. Deux exemples très précis tirés des évènements dramatiques que le CICR a vécu pendant l'année 1996 où neuf de ses délégués sont morts assassinés (trois au Burundi et six en Tchétchénie). Quelques heures à peine après la mort des trois délégués au Burundi, j'étais moi-même en train d'expliquer à un commandant au Sud-Soudan, que nous ne pouvions pas accepter son escorte militaire pour nous rendre sur le terrain. Je justifiai cette décision par le fait que l'emblème de la Croix-Rouge était notre seule protection. Le Commandant, fidèle auditeur de la BBC m'apprend alors lui-même la mort de mes collègues avec ces mots: "Cela ne doit pas être suffisant puisque trois de vos collègues viennent tout juste de se faire tuer..." Dans un autre pays d'Afrique, quelques jours après la tragédie de Tchétchénie, un jeune enfant-soldat s'en prend à un délégué qui se montrait un peu trop arrogant et le menace: "Si tu ne fais pas gaffe, on va te faire le coup de Grozny !"

Les médias peuvent aussi démobiliser...

Si grande est l'influence de l'image aujourd'hui, "qu'elle est en passe de remplacer la réalité. N'existe que ce qui est authentifié, certifié, valorisé par la caméra et l'écran de télévision" . L'image rend l'évènement tellement réel, que cette réalité virtuelle finit par remplacer l'autre réalité. Et n'existe plus que ce qui est télédiffusé. Véritable surenchère de l'image arrivant des quatre coins du monde, avalanche d'instantanés, de reportages, une surinformation aboutissant à une saturation et à l'absence de réflexion. C'est la démobilisation de l'opinion publique. Devenus passifs devant leur écran de télévision, les spectateurs recréent une forme de distanciation par rapport à l'évènement qui se déroule, en direct, sous leurs yeux. Les pires catastrophes humaines dévoilent toutes leurs horreurs au quotidien n'empêchant nullement la vie de poursuivre son cours et l'indifférence. Les images-choc peuvent, à la limite, créer un sentiment de pitié. Sentiment bien vite apaisé avec la satisfaction de voir que d'autres agissent (les humanitaires). Il n'y a donc plus d'urgence à réfléchir aux causes réelles de cette situation et le spectateur s'en tire avec une relative bonne conscience.

Peu d'égards pour les victimes

Des images qui font, souvent, bien peu de cas de la dignité de la victime. Les organisations caritatives ont tendance à utiliser elles-mêmes l'image des victimes et des atrocités commises à des buts de publicité institutionnelle et pour la promotion de leurs actions. Les médias, mettant également l'accent sur l'image choc, ne font qu'effleurer la surface des problèmes évoqués et en oublient qu'il s'agit d'êtres humains. On se souvient de cette petite Omayra Sanchez et de son agonie dans la boue vécue par des millions de spectateurs en 1985. On ne parle que très rarement du courage parfois extraordinaire de ces "victimes" qui se battent pour se sortir d'une terrible situation, de leurs initiatives courageuses. On oublie d'expliquer pourquoi un enfant éthiopien meure de faim et l'on se contente de montrer cet enfant au ventre gonflé, au regard creux, le visage couvert de mouches agonisant dans les bras d'une mère résignée. Car ces images correspondent au statut symbolique de la victime. Il ne peut en être autrement. Alors, on focalise sur le geste humanitaire plutôt que sur la cause de la tragédie. Image médiatique des land-cruisers hyper-équipés, bardés d'autocollants. Très visuel et qui sous-entend qu'une partie de l'argent ne va pas directement aux victimes... alors que la logistique prend une part de plus en plus importante dans l'efficacité et la réussite d'une action.




"Nous n'avons droit
qu'au regard des journalistes du Nord
sur l'actualité du Sud." - David Barry,
responsable de programmation d'émissions africaine pour TV5


CONCLUSION
La tâche de travailler dans le cadre d'une mission humanitaire et celle d'informer sont l'une et l'autre d'une infinie complexité et requièrent toutes les deux une grande compétence professionnelle. Si les humanitaires bénéficient de plus en plus - mais pas toujours - d'une meilleure préparation au départ, les journalistes qui sont appelés à couvrir ce type d'évènements, n'en bénéficient jamais.
Il serait sans doute souhaitable que les professionnels soient mieux préparés à y faire face, pour leur permettre d'acquérir des réflexes, des qualités qui exigent à la fois une solide formation initiale (beaucoup de journalistes n'en bénéficient pas) ainsi qu'une formation continue.

Apprendre à déchiffrer une autre culture, les différents enjeux, à faire face à une situation d'insécurité permettrait sans doute de pouvoir affronter plus sereinement une grande détresse humaine et pouvoir l'analyser autrement que sur un plan émotionnel. Dans le cadre de cette formation, il serait utile d'apprendre à connaître les différents acteurs humanitaires et leurs spécificités. J'ai pu me rendre compte, au cours de ces différents entretiens que j'ai pu avoir avec les reporters, qu'ils connaissaient très mal ce milieu et comment il fonctionne.

Une fois acquise une plus grande connaissance de l'autre, il peut s'avérer utile de redéfinir clairement les bases de collaboration entre journalistes et humanitaires. Il peut s'agir de proposer à l'ONG de rembourser le prix des communications téléphoniques, par exemple, ou préserver la pluralité de ses sources. Le fait de bénéficier de l'aide d'une organisation ne doit pas empêcher le journaliste d'avoir recours à ses informateurs plus traditionnels, responsables politiques, témoins civils, militaires, experts, fonctionnaire des Nations-Unies, etc.

L'Association des téléspectateurs actifs de Belgique propose que "les chaînes de télévision s'engagent à mentionner, à la fin des reportages, non seulement les noms des personnes qui l'ont réalisé mais également l'origine du financement". Parallèlement, les organisations humanitaires doivent apprendre à communiquer plus clairement, démontrer que leurs actions reposent sur des principes plus solides, plus exigentes que de simples émotions fugitives. Elles doivent apprendre à diffuser de manière plus crédible les informations qu'elles possèdent sur des situations dont les aspects sont multiples sans pour autant tenter à tous prix de faire passer leur propre message. Pour Gilbert Holleufer, il s'agit d'un "vaste programme qui demande un dialogue intensif entre des médiateurs professionnels et les organisations humanitaires".

Pour les journalistes, il s'agit d'une démarche qui touche à l'éthique même de leur profession. Marc-François Bernier, professeur à l'Université d'Ottawa (Canada), suggère de réfléchir à cette problématique à l'avance, par temps de lucidité et de calme afin "que les pistes de solutions trouvées aient un impact positif pour guider les pratiques journalistiques au moment de désastres. En espérant aussi que la réflexion éthique puisse freiner les débordements qu'encouragent une concurrence débridée et le syndrôme de l'information continue en direct qui privilégient trop souvent le réflexe au détriment de la réflexion". Selon lui, il convient de regarder la question du journalisme en temps de crise sous au moins deux angles, l'intérêt public et l'autonomie professionnelle, et suggérer des critères qui aideront les journalistes à prendre les meilleures décisions possibles face à chaque situation singulière et unique. Sans toutefois sous-estimer l'importance des notions de vérité, d'exactitude, de rigueur et d'équité dans la démarche journalistique.

Reste alors ouverte la question de règles que se fixeraient plus précisément les journalistes internationaux engagés dans des zones de conflits ou de troubles. Yves Sandoz s'interroge: Les journalistes sont-ils prêts à entrer en matière? "Ont-ils une chance de rencontrer au sein de leur corporation une adhésion suffisamment large à de telles règles pour qu'elles permettent d'améliorer sensiblement leur image globale, et donc leur acceptabilité, dans les situations de conflits?" Les chartes professionnelles, les Conseils de surveillance à l'image du Conseil suisse de la presse peuvent apporter des débuts de réponse.

Tous, humanitaires, journalistes et même victimes, sont en plein apprentissage en matière de communication. Les médias doivent trouver un équilibre respectable entre ce qu'on pourrait appeler l'information variété et leur véritable rôle d'information. Il est dans l'intérêt des humanitaires que les médias restent aussi indépendants qu'il est possible. Les médias ont aussi besoin d'argent pour fonctionner et l'argent vient de la publicité, des subventions de l'Etat et du secteur privé. Dans tous les cas, l'accès au financement est là-aussi déterminé par ce que les publics veulent lire, entendre et voir ou de ce que d'autres pensent qu'ils doivent lire, entendre et voir.



NOTES
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Documentaire de Daniel SCHNEIDERMANN, une coproduction de La Sept, Arte, Riff international production et diffusé le vendredi 9 juin 2000 à 22h20.


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