Analyse publiée dans le quotidien La Presse, lundi 10 septembre 2001, p. A17
Une nouvelle d'intérêt public qui révèle cependant un malaise
Marc-François Bernier
LA PUBLICATION d'informations concernant le passé du pilote d'Air Transat Robert Piché était d'un intérêt public certain si on s'en tient aux critères généralement reconnus du journalisme nord-américain mais l'importante réaction négative du public révèle un malaise qui ne peut être ignoré.
Cette nouvelle était d'intérêt public car elle rapportait des faits relatifs à des gestes illégaux du pilote Piché qui a utilisé sa licence de pilote décernée par un organisme gouvernemental canadien pour transporter de la drogue en territoire américain où il s'est fait prendre par un policier auquel il a vainement tenté d'échapper. Le pilote a été jugé et condamné à la détention. Libéré il est revenu au Canada où il a continué à piloter des avions et a été embauché par une compagnie qui lui a confié la sécurité de ses passagers. Entre-temps il a obtenu un pardon du gouvernement américain lui permettant de poursuivre sa carrière de pilote commercial.
Rien ne relève de la vie privée dans ces informations. La vie privée est un concept qu'on relie davantage aux relations intimes à la vie familiale aux croyances religieuses à l'orientation sexuelle à un ensemble de comportements qui ont lieu dans l'intimité du foyer en compagnie de gens consentants. Ceux qui accusent les médias de s'en prendre à la vie privée du pilote Piché improvisent une nouvelle déontologie du journalisme basée sur la confusion des notions de vie privée et d'intérêt public.
Compte tenu des honneurs que différents ordres de gouvernement veulent rendre au pilote Piché il était pertinent de connaître ces informations afin qu'ils agissent en toute connaissance de cause. Il n'est pas sans intérêt non plus de montrer qu'on peut revenir dans le bon corridor social après avoir connu des problèmes de navigation personnelle.
Cependant l'intérêt public d'une information n'est pas le seul élément dont il faille tenir compte. L'information doit être vraie ce qu'assurent rigueur et exactitude. Elle doit être équitable pour les parties mises en cause ce qui se fait généralement en s'enquérant de leur point de vue qui sera diffusé de manière à leur rendre justice. Si une nouvelle ne rencontre pas ces exigences elle perd son caractère d'intérêt public car les citoyens n'ont aucun intérêt rationnel à être induits en erreur.
Il est risqué d'affirmer catégoriquement que les informations concernant le passé du pilote Piché rencontrent tous ces critères. Il faudrait avoir un accès direct à la documentation et aux démarches des journalistes. Du reste les doléances du public ont surtout porté sur la diffusion d'informations dont la véracité a été admise par Air Transat.
Cela conduit à une autre considération qui elle choque souvent le public. Il s'agit du traitement médiatique de l'information. Fallait-il vraiment y consacrer la page UNE? Fallait-il vraiment publier des photographies des lieux? Trop en mettre risque-t-il de stigmatiser inutilement le pilote qui a tout de même obtenu son pardon? Voilà peut-être ce qui a vraiment choqué bon nombre de gens qui y ont vu de l'acharnement médiatique. En éthique du journalisme il est recommandé de minimiser les inconvénients sans pour autant nuire à la circulation de l'information. Ce principe du moindre mal est-il incompatible avec la rentabilité maximale à court terme d'une entreprise de presse? Poser la question c'est y répondre. Le traitement journalistique de cette information ajouté à l'amplification des médias qui ont abondamment diffusé la nouvelle explique peut-être une partie de la vindicte du public qui estime que "trop c'est trop!"
Exercice d'imputabilité
Par ailleurs la réaction publique oblige les médias à un exercice d'imputabilité qui est rare dans la tradition journalistique québécoise. Expliquer au public quelles raisons militaient en faveur de la publication doit aller au-delà de la rhétorique de l'intérêt public et de la liberté de la presse il faut en profiter pour exposer clairement les critères qui se cachent derrière ces concepts. Tous ne seront pas d'accord mais ceux que cela intéresse sauront à quelle étape du raisonnement journalistique ils divergent et ils apprécieront cet exercice.
Outre l'hypothèse souvent répétée voulant que les gens aiment avoir des héros et haïssent ceux qui les détruisent la réaction négative invite à suggérer deux hypothèses explicatives. Premièrement on peut penser que cette réaction prend sa source dans la méconnaissance du public à l'endroit du journalisme. À cet effet l'imputabilité peut servir à combler quelque peu l'écart entre les pratiques journalistiques et les attentes du public.
Cette méconnaissance du public peut être associée à sa méfiance à l'égard des médias méfiance que révèlent bon nombre d'enquêtes réalisées en Amérique du Nord. Et il y a lieu de croire que la méfiance augmentera au sein de notre société hypermédiatisée qui conduit à une saturation du citoyen bombardé de toutes parts de messages répétitifs apprêtés à la sauce de la concentration et de la convergence. L'imputabilité des médias pourrait atténuer cette méfiance qui n'a rien du doute méthodique. La méfiance envers les médias n'est pas une bonne nouvelle pour la presse elle mine la légitimité du journalisme et risque de favoriser ceux qui aimeraient bien lui clouer le bec. Les médias devraient profiter de l'occasion pour reconnaître le besoin d'ombudsman neutres et crédibles qui seraient à la fois les représentants du public dans les salles de rédaction et les pédagogues des pratiques journalistiques dans l'espace public.
Deuxièmement la réaction négative du public révèle peut-être un phénomène culturel: le goût très répandu du ludique. Il s'agirait d'un phénomène encouragé par les médias électroniques surtout lesquels consacrent d'importantes ressources à rendre plus sympathiques les journalistes de la télévision voulant les rendre semblables à tout-un-chacun plus proches de nous tous voulant en faire quelqu'un de la famille le sympathique beau-frère en somme. Ce modèle du bon gars (ou de la bonne fille) étant en voie de s'étendre à presque toutes les émissions d'information (et aux émissions d'humour ou de divertissement qui s'inspirent du journalisme pour mettre en scène l'actualité) comment s'étonner qu'un certain public soit choqué quand le sympathique journaliste montre ses griffes et écorche la vedette de la semaine. Comment s'étonner que la perception jovialiste du journalisme que la télévision alimente soit transposée au journalisme de la presse écrite traditionnellement plus critique et analytique.
Bref alors qu'on encourage une perception agréable et bon enfant du journalisme voilà qu'il s'en trouve (encore!) pour casser le party de famille. Pas étonnant que la famille réagisse mal et ne veuille rien entendre aux justifications qui lui sont offertes parfois maladroitement faut-il dire.