Analyse pubiée dans le quotidien Le Devoir, jeudi 2 décembre 2004, p. a7
L'urgence de défendre une liberté responsable de la presse
Le récent jugement de la Cour suprême ne crée pas de nouvelles obligations pour les journalistes
Marc-François Bernier
En fin de semaine, des centaines de journalistes réunis à Québec risquent de consacrer leur congrès annuel à défendre une conception simpliste de la liberté de la presse alors que la véritable urgence est de défendre la liberté responsable de la presse, laquelle est davantage menacée par les dérives médiatiques et les pressions économiques que par les tribunaux.
Il ne fait pas de doute que des journalistes ont pu être alarmés par le jugement que la Cour suprême du Canada a prononcé en juillet dernier à l'encontre de la société Radio-Canada ainsi que par les discours alarmistes qui ont suivi.
Pour certains, qui invoquent davantage la valeur des dommages imposés à la SRC que la question du respect de normes professionnelles reconnues, ce jugement serait une menace à la liberté de presse. C'est la thèse que soutient avec passion la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, qui en a fait une question centrale de son congrès annuel qui débutera demain.
Pour plusieurs observateurs, toutefois, ce jugement n'invente aucune nouvelle obligation aux journalistes. Il ne fait que confirmer une jurisprudence qui reconnaît l'importance et la pertinence de l'éthique et de la déontologie du journalisme.
Heureusement, la récente décision de la Cour supérieure du Québec dans la cause opposant le chef du Parti québécois, Bernard Landry, à un journaliste du quotidien The Gazette arrive à point pour réfuter les craintes excessives.
Démarche journalistique
Comme c'est maintenant le cas depuis une décision de la Cour d'appel du Québec datant de 1994, qui a été confirmée par la Cour suprême du Canada en juillet dernier dans ce qu'on a appelé l'affaire Néron, le tribunal a analysé la qualité de la démarche journalistique pour déterminer si le journaliste avait commis une faute professionnelle le rendant responsable des dommages qui auraient été causés à M. Landry. Dans ce cas, le tribunal a considéré que le journaliste avait observé les règles de l'art avant de rejeter la poursuite du chef péquiste.
Ainsi, le même raisonnement juridique qui a pénalisé la SRC en juillet dernier vient de protéger le journal The Gazette, tout comme il avait protégé la SRC en 1994, dans une autre cause. Il n'y a donc aucune raison objective de paniquer. Il faut éviter de s'enliser dans le déni d'une réalité juridique qui ne fait qu'imposer aux journalistes des responsabilités raisonnables, comme cela est le lot de tous les acteurs sociaux détenant un pouvoir sur la réputation des gens.
Pas de liberté sans responsabilité
Depuis plus d'un siècle, les journalistes ont progressivement développé un ensemble de principes éthiques et de règles déontologiques qui balisent l'exercice responsable de la liberté d'informer dans une société qui reconnaît que les journalistes ne peuvent avoir plus de droits et de libertés que «le plus humble des citoyens», comme l'expriment admirablement plusieurs jugements.
Il serait simpliste et illusoire d'aborder la question de la liberté de la presse sans tenir compte des responsabilités que cela comporte. Il serait également regrettable de chercher à ignorer ces mêmes responsabilités sous prétexte qu'elles portent à conséquence et guident maintenant les décisions des tribunaux.
Au contraire, le plus grand risque pour la liberté de la presse serait d'inciter les journalistes à ignorer leurs devoirs de vérité, de rigueur, d'équité et d'intégrité qui sont les conditions de toute information prétendant être d'intérêt public. Ces critères permettent de distinguer l'information de la propagande et de la désinformation. En transgressant ces normes, les journalistes s'exposeraient à perdre leur légitimité sociale. Ils faciliteraient eux-mêmes le travail de persuasion ainsi que l'action politique et législative de ceux qui ont intérêt à bâillonner les médias.
Les vraies menaces
Ainsi, toute réflexion utile et féconde exige d'aborder de front les questions de liberté et de responsabilité journalistiques. Il faut vivre avec cette tension plutôt que de chercher à l'évacuer. De plus, il serait fallacieux de considérer la question de la liberté de la presse en exagérant la portée véritable de certaines décisions des tribunaux qui portent toujours sur des cas précis, singuliers, exceptionnels.
La prise en compte d'enquêtes sociologiques réalisées aux États-Unis, au Canada et au Québec ainsi que l'expérience professionnelle me conduisent à soutenir que les vraies limites quotidiennes à la liberté responsable de la presse résident davantage dans les contraintes multiples et lourdes qui pèsent concrètement sur le travail journalistique.
La trop grande proximité que certains journalistes entretiennent avec leurs sources d'information, la puissance des relations publiques, la concentration et la convergence des médias privés et publics, les pressions des annonceurs, l'importance excessive accordée au rendement économique, la superficialité et la paresse de certains journalistes, les nominations politiques dans les médias publics, le manque de soutien des gouvernements envers les médias indépendants et la précarité des conditions de travail des journalistes pigistes sont les vraies menaces à la liberté responsable de la presse.
La Fédération professionnelle des journalistes devrait consacrer toutes ses énergies à combattre ces facteurs. Attaquer les tribunaux lorsque ceux-ci ne font qu'entériner l'importance des normes professionnelles que les journalistes se sont librement données me semble une diversion difficile à justifier.
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