Radio-Canada est-elle devenue le vivier du Parti libéral du Canada?
Marc-François Bernier
Professeur agrégé
Département de communication
Université d’Ottawa
Bien au-delà de la controverse sur ses allégeances politiques actuelles ou passées, la nomination de la journaliste radio-canadienne Michaëlle Jean au poste de gouverneure générale du Canada soulève à nouveau la question des liens qui existent entre la société d’État et le gouvernement fédéral, pour ne pas dire le Parti libéral du Canada. Au point qu’on peut se demander dans quelle mesure la SRC n’est pas en voie de devenir le vivier du PLC et, au Québec, des troupes fédéralistes.
Cela devrait inquiéter tous ceux (souverainistes, fédéralistes et indécis) qui croient à l’indépendance de cette institution si importante pour la qualité du débat public et des choix démocratiques. En effet, de telles nominations ont toujours un contenu partisan qui mine la réputation de la SRC et alimente l’argumentaire de ses nombreux détracteurs. Les gains politiques du gouvernement Martin risquent de coûter cher en perte de confiance envers la SRC.
Il est étonnant de constater que dans un pays comptant plus de 31 millions de citoyens, les quatre gouverneurs généraux nommés par les libéraux depuis 1984 aient en commun d'avoir fait carrière à Radio-Canada ou CBC (Jeanne Sauvé, Roméo Leblanc, Adrienne Clarkson et Michaëlle Jean). Il n’est pas question ici de contester la valeur de ces personnes, mais bien de se pencher sur une relation douteuse entre le gouvernement fédéral et une institution majeure qui doit préserver toute sa crédibilité si elle veut survivre.
Dans un récent ouvrage intitulé « L’ombudsman de Radio-Canada, protecteur du public ou des journalistes? » (Presses de l'Université Laval, 2005), j’ai analysé la correspondance entre le public québécois et la SRC. Cette recherche révèle notamment que plusieurs citoyens doutent déjà de l’indépendance, sinon de l’intégrité des journalistes radio-canadiens face au pouvoir politique d’Ottawa.
L’analyse a permis de constater que pour de nombreux plaignants, Radio-Canada est encore une institution fédérale dévouée à l’unité nationale. Certains contestent cette mission au nom de l’équilibre, de l’indépendance et de l’objectivité journalistique alors que d’autres voudraient que cette mission soit encore plus visible, au nom de la « cause » de l’unité canadienne.
Certes, l’orientation souverainiste alimente parfois la suspicion des plaignants, mais cela ne réfute pas tous leurs griefs pour autant. De plus, l’observateur doit tenir compte de plusieurs données qui accréditent cette suspicion quant à l’indépendance politique de la SRC dans un contexte où près de la moitié des électeurs québécois sont souverainistes et considèrent les forces fédéralistes comme des adversaires politiques.
Liens politiques
Faut-il s’étonner de constater que les journalistes de la Société Radio-Canada soient souvent objets de critiques en rapport avec la question de l’unité nationale compte tenu que le mandat de cette société d’État a longtemps été de la favoriser? Il y a aussi le fait que les libéraux de Pierre-Elliot Trudeau n’ont jamais caché leur intention d’en faire un média opposé au mouvement indépendantiste québécois. De plus les dirigeants de cette société d’État, désignés par le Premier ministre canadien, ont souvent une expérience politique et partisane, comme l’observait Arlan Gates du groupe Friends of Canadian Broadcasting.
Par ailleurs, dans le cadre des entrevues menées pour la recherche, un des ombudsmen de la SRC a révélé que pour plusieurs « de la maison », Radio-Canada était toujours considérée comme une télévision d’État plutôt que comme une télévision publique, laissant clairement entendre que les pressions politiques sont encore persistantes.
La question de l’ingérence politique à Radio-Canada a été dénoncée depuis plusieurs décennies. L’historien Alain Canuel relate que la crédibilité de Radio-Canada a été entachée dès le plébiscite sur la conscription de 1942, quand ses dirigeants ont refusé de donner l’accès gratuit aux ondes aux tenants du NON, alors que les tenants du OUI y avaient droit, afin de ne pas compromettre l’unité nationale.
Les chercheurs Denis Monière et Julie Fortier soutiennent pour leur part que les pressions politiques ont toujours été présentes afin que Radio-Canada œuvre à l’unité nationale. Ils citent l’ex-ministre fédéral des Communications, le conservateur Marcel Masse, qui a modifié le mandat de la SRC de façon à ce que celle-ci n’ait plus l’obligation de promouvoir l’unité nationale car cela « ouvrait la porte à une ingérence intolérable (…). Des gouvernements libéraux qui nous ont précédés demandaient à Radio-Canada des comptes sur le nombre de séparatistes qui assuraient ou non la promotion de l’unité canadienne ». Rappelons que ces mêmes libéraux sont au pouvoir depuis 1993.
En 1991, on a donc changé le mandat de la SRC qui ne doit plus servir l’unité nationale mais plutôt « l’identité canadienne ». Ce changement n’est peut-être que cosmétique car les deux concepts sont souvent associés. Ainsi, le premier ministre canadien Lester B. Pearson avait fait de la mise en valeur de l’identité canadienne une des conditions de l’unité nationale entre ce qu’il nommait alors les deux peuples fondateurs du Canada. Par ailleurs, Patrimoine Canada établit un rapport étroit entre le drapeau canadien comme symbole d’identité et d’unité nationale.
Pour sa part, l’actuel président-directeur général de la SRC, Robert Rabinovitch, affirme l’importance de favoriser l’identité nationale qui est la « raison d’être » de la SRC, tandis qu’une ex-présidente du conseil d’administration, Guylaine Saucier (dont le nom a circulé pour succéder à Mme Clarkson), écrivait en 2000 que : «… de toutes les institutions d’importance qu’a créées le Canada, aucune autre que Radio-Canada ne constitue un instrument aussi unique et essentiel pour maintenir les valeurs partagées, favoriser une compréhension commune et promouvoir l’unité du pays. L’arrivée du nouveau millénaire nous encourage tous à Radio-Canada à redoubler d’efforts pour élargir et conserver nos auditoires et servir le mieux possible l’intérêt national.»
Même le Syndicat des journalistes de Radio-Canada s’inquiète parfois des atteintes à l’indépendance de l’information en raison d’influences politiques. Ainsi, en avril 1993, il interpelle le directeur général des programmes d’information pour protester contre l’embauche, à CBV Québec, de l’ex-attachée de presse du ministre conservateur fédéral responsable de la région. Dans une lettre trouvée en annexe d’un rapport annuel de l’ombudsman, le syndicat fait valoir que la règle exige un «purgatoire» de deux ans alors que la candidate n’a quitté ses fonctions partisanes que depuis 13 mois. Le syndicat « estime, pour la sauvegarde de la crédibilité du travail exercé à la SRC, que cette décision doit être révisée », ce qui ne se produira pas puisque la journaliste est toujours au service de la SRC.
En 2000, une controverse entourant le financement occulte des émissions du journaliste Robert-Guy Scully a de nouveau associé Radio-Canada à l’agenda politique du gouvernement fédéral, tout comme les sanctions à l’endroit du journaliste Normand Lester à la suite de la sortie de son ouvrage polémique, Le livre noir du Canada anglais, à l’automne 2001.
L’importance que Radio-Canada a consacrée à la promotion et la diffusion de sa controversée série consacrée à l’histoire du Canada, tout comme son adhésion à une vision consensuelle de l’histoire canadienne, ont de nouveau défrayé la manchette en 2001 et 2002, incitant même un ex-ombudsman de la SRC à défendre la série sur la place publique.
Ces dernières années, Liza Frulla est devenue députée du Parti libéral du Canada et ministre du Patrimoine canadien, elle qui était devenue animatrice à la SRC peu après avoir quitté le Parti libéral du Québec. Une autre ex-journaliste de Radio-Canada, Carole-Marie Allard, a aussi été députée de Laval-Est au sein du même PLC.
Finalement, mentionnons le cas du journaliste spécialisé en économie, Claude Beauchamp, dont le rôle de gouverneur du Conseil de l’unité canadienne a été dénoncé en décembre 2002. Le Conseil est un organisme de promotion, sinon de propagande politique et l’implication du journaliste Beauchamp est incompatible avec les Normes et pratiques journalistiques en vigueur à la SRC. Néanmoins, la direction de Radio-Canada a fermé les yeux.
Si on en reste aux liens entre la SRC et la politique fédérale, les contre exemples, eux, sont rares. Il y a cependant le cas du nouveau député bloquiste du comté de Louis-Hébert, Roger Clavet, dont la carrière journalistique à la SRC s’est déroulée en bonne partie à l’extérieur du Québec. L’analyse des liens pouvant exister entre le personnel de la SRC et les partis politiques provinciaux serait intéressante, certes, mais non pertinente eu égard à la question abordée ici.
Pour ceux qui doutent de la neutralité politique de la SRC, ces faits ont de quoi alimenter la méfiance. La visite de sites Internet favorables à la souveraineté révèle par ailleurs bon nombre de prises de position de Québécois qui expriment sans détour leurs convictions quant à la partialité de Radio-Canada en matière d’unité nationale, le chroniqueur Sylvain Deschênes y voyant même un « traitement outrageusement fédéraliste des questions québécoises », (site Internet Vigile) pendant que le Comité Olivar-Asselin parle de « Radio-Pravda » et accuse les dirigeants de Radio-Canada d’être ni plus ni moins complices d’une propagande fédéraliste. Certaines réactions à la récente nomination de Mme Jean vont dans le même sens.
Sans se prononcer sur le bien fondé de telles accusations, c’est leur existence même qui importe car elle témoigne de la présence d’un profond malaise chez nombre de citoyens, malaise qu’il serait trop facile d’ignorer sur la simple base de leurs convictions politiques.
De telles attaques contre l’impartialité, voire l’intégrité des journalistes radio-canadiens obligent parfois leurs supérieurs à intervenir publiquement pour répliquer, comme l’a fait l’ex-directeur général des programmes information de la télévision, Claude St-Laurent. Répliquant à une critique en règle de l’écrivain Pierre Godin, en 1998, M. Saint-Laurent a affirmé que la SRC ne fait nullement dans la partisanerie et cite à cet effet les modifications apportées à la Loi sur la radiodiffusion de 1991.
On peut douter de la crédibilité, donc de l’efficacité, d’une telle défense si elle n’est pas accompagnée de réformes qui pourraient lui donner du poids dans l’esprit de ceux qui critiquent de bonne foi la SRC.
Des réformes pour assurer l’indépendance de la SRC
Les liens qui existent entre la SRC et les libéraux fédéraux ne prouvent pas hors de tout doute que la société d’État est entièrement inféodée aux forces fédéralistes. Néanmoins, ils sont plus qu’anecdotiques et cela plaide en faveur de réformes majeures pour contrer des perceptions négatives qui ne sont pas si frivoles que certaines aimeraient le faire croire.
Ainsi, le successeur de Robert Rabinovitch ne devrait pas être désigné par le Premier ministre du Canada, mais plutôt choisi et nommé par le Parlement canadien, avec l’accord des partis d’opposition. Cela serait conforme aux vœux de Paul Martin de moderniser le processus de nomination de ceux et celles qui se retrouveront aux commandes des grandes institutions canadiennes.
De plus, il faudrait idéalement abolir la clause « purgatoire » qui interdit pendant deux ans l’embauche de gens qui quittent la vie politique afin de la remplacer par l’interdiction absolue d’embaucher quiconque a vécu professionnellement de la politique partisane. Si un tel interdit est considéré excessif ou irréaliste, notamment parce que cela priverait la SRC de personnes très compétentes, on peut choisir de prolonger la clause purgatoire pour une période d’au moins cinq ans, soit la durée maximale d’un mandat gouvernemental. Il faut toutefois savoir que cette alternative ne réglera pas le problème des perceptions négatives.
De même, il faut aussi assurer le respect intégral des normes qui empêchent toute activité politique ou partisane pour les employés de la SRC, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Dans le même sens, la SRC devrait être soumise à la Loi sur l’accès à l’information afin d’assurer la transparence de toute sa correspondance avec le gouvernement fédéral, comme l’exige l’intérêt public si cher aux journalistes.
Afin de garantir l’indépendance de la SRC face au gouvernement, il faut que ce dernier lui garantisse un cadre budgétaire pour cinq ans, ce qui limitera l’influence que voudraient exercer certains élus ou leurs représentants, surtout dans les moments d’activités politiques intenses (élections, référendum). En effet, les juristes Pierre Trudel et France Abran ont examiné la compatibilité du financement public de la SRC avec la liberté éditoriale des radiodiffuseurs publics. Dans une recherche publiée en 1997, ils concluent que « certaines dispositions de la Loi sur la radiodiffusion concernant le financement gouvernemental de la Société Radio-Canada sont incompatibles avec les impératifs du fonctionnement indépendant du service national de radiodiffusion ».
Ils observent que des mécanismes de financement pouvant mettre Radio-Canada « à l’abri des soubresauts partisans » existent mais ne sont pas mis en vigueur, les gouvernements préférant « se préserver une marge de discrétion » quant au financement de la SRC. Pour eux, rien ne garantit que le processus budgétaire, qui se déroule à huis-clos, soit respectueux de l’indépendance éditoriale de la SRC. Ils croient que cela devrait se décider dans le cadre de débats publics.
Finalement, afin d’éviter toute situation pouvant soulever des doutes quant à la neutralité de l’ombudsman, lequel doit se pencher sur des plaintes concernant l’indépendance journalistique, Radio-Canada devrait se plier aux recommandations d’un groupe de travail qui insistait, dès 1993, pour que le titulaire de cette fonction n’ait plus aucun lien contractuel avec la SRC une fois son mandat terminé. La recherche a révélé un cas troublant à cet effet, où un ancien ombudsman est ensuite devenu contractuel pour la SRC et a défendu son « client » sur la place publique dans une controverse qui concernait justement le rôle politique de la SRC.
De même, la SRC devrait revenir à sa position d’avant 2000 et ne consentir qu’un mandat de cinq ans non renouvelable à son ombudsman, car le renouvellement d’un tel mandat ne peut pas se faire sans soulever la question de la « satisfaction » de la direction de la SRC face aux décisions de l’ombudsman.
Si elle veut demeurer une grande institution publique en mesure de résister efficacement aux attaques dont elle est victime au Québec aussi bien qu’au Canada (pour des raisons différentes), et si elle veut être reconnue comme une source d’information de référence dans un univers médiatique qui vit des transformations profondes, la SRC doit initier les réformes qui la rendront moins vulnérable. Comme d’autres entreprises de presse, la SRC ne sera jamais tout à fait au-dessus de tout soupçon, surtout en raison de ses liens avec le gouvernement du Canada, mais elle pourra se défendre de manière plus convaincante eu égard à son intégrité journalistique.