Marc-François Bernier (Ph.D.)
Titulaire, Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en communication, spécialisée en éthique du journalisme (CREJ)
Professeur agrégé
Coordonnateur du programme de journalisme
Département de communication
Université d'Ottawa
mbernier@uottawa.ca
En répétant le scénario de la mise à pied de ses journalistes et autres employés du Journal de Montréal, comme elle l’avait fait au Journal de Québec, la direction de Quebecor prouve une fois de plus qu’elle abuse du pouvoir immense, et déséquilibré, que lui ont accordé les parlementaires du Québec.
Depuis que Quebecor possède à la fois deux des principaux quotidiens du Québec, le principal réseau de télévision privé (TVA) et le principal câblodistributeur (Vidéotron), il est évident que cela place ses dirigeants dans une posture de domination sans précédent dans l’histoire moderne des médias québécois. Plutôt que de négocier avec ses employés, plutôt que de travailler à les persuader qu'il faut changer les choses, plutôt que d'accepter que les transformations du journalisme doivent se faire en respectant les conditions qui favorisent la qualité du journalisme, la direction a la capacité stratégique d'imposer la confrontation et l'affrontement.
Cela ouvre grande la porte aux abus de pouvoir dans une situation où l’équilibre des rapports de force est rompu car l’employeur peut mettre à la rue des centaines de travailleurs, journalistes ou autres, sans subir de graves pertes économiques puisqu’il peut compter sur le travail de nombreux cadres et d’une foule de journalistes à l’œuvre dans d’autres médias pour tenter de compenser l’absence de ses employés locaux. Si Quebecor cumule les conflits de travail, cela ne peut se faire que grâce à sa position d’oligopole médiatique obtenue avec le consentement de la grande majorité des parlementaires du Québec, de tous partis politiques confondus.
L’abus de pouvoir de Quebecor est aussi visible dans les demandes faites récemment aux journalistes pigistes afin qu’ils cèdent entièrement leurs droits d’auteurs, à défaut de quoi leurs services ne seraient pas retenus par certaines entités du conglomérat.
Ce scénario d’abus de pouvoir était anticipé dès 2001, au moment de la Commission parlementaire sur la concentration des médias au Québec. Tour à tour, de nombreux représentants des journalistes, des médias indépendants et certains universitaires avaient clairement averti les parlementaires de tels risques.
Certains voulaient que l’Assemblée nationale du Québec limite la concentration et la convergence des médias, d’autres voulaient plutôt que tout accroissement de concentration et de convergence soit compensé par un accroissement de l’imputabilité et l’établissement de mécanismes visant justement à limiter la domination de Quebecor face à des journalistes qui ne peuvent pas toujours se défendre contre un tel conglomérat.
En février 2001, intervenant devant cette Commission parlementaire, j’enjoignais les parlementaires à limiter la position de domination des grands conglomérats médiatiques face aux journalistes pigistes d’une part, et face aux journalistes des salles de rédaction d’autre part.
Concernant les pigistes, je soumettais que :
« Par ailleurs, forts de leur puissance économique et de l’étendue de leurs pouvoirs, les employeurs se retrouvent également en position avantageuse face aux pigistes, qui sont autant de travailleurs autonomes au statut le plus souvent précaire. Depuis quelques années, ces travailleurs autonomes, véritables entrepreneurs, ont dû se regrouper au sein d’un syndicat (Association des journalistes indépendants du Québec - CSN) pour tenter de s’opposer aux puissants éditeurs qui refusent de leur reconnaître un élémentaire droit d’auteur qui s’étendrait au-delà de la première diffusion ou première publication. On ne peut trouver meilleur indice de ce qui attend les autres acteurs sociaux qui auront à se frotter aux barons des médias québécois dans un proche avenir, ni un meilleur test pour juger de l’éthique capitaliste des propriétaires de médias lorsqu’ils sont en situation de domination. L’éthique capitaliste est souvent incompatible avec les principes de liberté de pensée et d’expression de l’éthique démocratique lorsque cela risque de nuire le moindrement à la bonne marche des affaires ou, simplement, lorsque l’exercice de cette liberté contrarie l’employeur et ses représentants. Le gouvernement doit donc intervenir, venir en aide aux acteurs défavorisés par la concentration et la convergence, notamment en accordant rapidement un statut particulier aux journalistes, statut qui reconnaîtra leurs droits d’auteurs et l’obligation pour les dirigeants des médias de négocier avec les représentants des journalistes, en s’inspirant du modèle de l’Union des artistes ».
Je recommandais alors aux parlementaires d’accorder « un statut légal aux journalistes indépendants afin qu’ils puissent négocier et profiter d’un meilleur rapport de force dans leurs relations d’affaires avec les dirigeants des médias d’information ».
En ce qui concerne les situations de grève et de lock-out, qui mettent en cause l’équilibre du rapport de force entre les parties, j’enjoignais là aussi les parlementaires à prendre des mesures pour éviter que les conglomérats puissent abuser d’une trop grande domination :
« Le même déséquilibre favorable aux propriétaires de médias se présente en ce qui concerne leurs rapports avec leurs employés syndiqués. L’ultime moyen de pression dans le rapport de force entre patronat et syndicat est le recours à la grève ou au lock-out. Dans un univers concentré comme celui qui s’annonce au Québec, le droit de grève des syndiqués d’un média perdra considérablement de son importance puisque ce média pourra facilement combler le manque d’information en s’approvisionnant à ses autres salles de rédaction. Cela s’est passé au Calgary Herald, qui appartenait alors à Conrad Black, soutient Anthony Westell, ex-éditorialiste du Globe and Mail et ex-directeur de l’école de journalisme et de communication de l’Université Carleton… Il faut intervenir pour protéger l’équilibre nécessaire à tout rapport de force et favoriser la paix sociale ».
Je recommandais alors que le « Gouvernement du Québec obtienne des dirigeants des médias l’engagement formel que les salles de rédaction des groupes de presse ne serviront pas à atténuer les effets d’une grève ou d’un lock-out affectant les autres médias ».
Les parlementaires du Québec, dont certains aimeraient bien rapatrier les pouvoirs fédéraux en matière de communication, avaient alors le pouvoir de modifier les règles du jeu afin de favoriser au Québec les conditions qui favorisent une meilleure qualité d’information grâce à plus d’équité dans le rapport de force entre les dirigeants des conglomérats médiatiques et les journalistes. Ils ont préféré l’indifférence et une confiance aveugle à l’éthique capitaliste qui a pourtant d’importantes faiblesses et limites quand l’intérêt public se le dispute à l’intérêt particulier.
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