Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur titulaire
Département de communication de l’Université d’Ottawa
Spécialiste de l’éthique, de la déontologie et de la sociologie du journalisme
Pour les journalistes qui ont la chance d’œuvrer au sein de sociétés démocratiques respectueuses de la liberté de presse, l’enjeu éthique le plus immédiat demeure l’usage responsable de la liberté d’informer.
En temps de crise, les mots et les images ont le poids des drames qu’ils racontent et évoquent. La rigueur du raisonnement, l’exactitude de chaque affirmation, l’équité envers les victimes qui ne perdent pas leurs droits à la vie privée et à la dignité, l’intégrité morale qui interdit toutes omissions, déformations et exagérations trompeuses; telles sont les conditions obligées d’une information qui soit une vérité d’intérêt public. Hors de ces balises de la liberté responsable, le journalisme devient nuisance publique.
Il ne fait aucun doute que la pandémie qui menace des milliers de vie, sans compter ses répercussions économiques souvent catastrophiques pour des millions de gens, impose aux journalistes et aux médias un devoir d’information au-dessus de tout soupçon.
Alors que la gravité objective de la situation est indéniablement la source de peurs, d’angoisses et d’anxiétés d’intensités variables, chaque citoyen, dans son champ de compétence, devrait avoir la ferme détermination de ne pas ajouter aux malheurs du monde, pour rappeler les célèbres propos d’Albert Camus.
Certes, la sociologie du journalisme nous permet de dévoiler et comprendre les facteurs comme les motivations qui influencent et expliquent les débordements et dérapages médiatiques. Elle nous enseigne aussi combien il est difficile, peut-être même illusoire en temps dit « normaux », d’espérer des prises de conscience aigüe pouvant conduire à des améliorations significatives. Mais nous vivons un moment critique qui ne peut se satisfaire de la routine et de la prise en compte égoïste ou narcissique d’avantages particuliers, de calculs à court terme.
L’enjeu est ailleurs. Il est dans l’endiguement de pratiques et réflexes valorisés et même encouragés en d’autres circonstances. Cela convoque des réflexions éthiques et le jugement moral propre à toute situation de crise.
La liberté responsable s’incarne dans des gestes professionnels qui doivent privilégier le droit du public à une information de qualité. Cela signifie des informations factuelles en lieu et place de spéculations, des titres et des manchettes qui respectent les faits et ne cherchent pas avant tout à servir les intérêts matériels des médias, ou encore la vanité de leurs journalistes à la recherche de la manchette la plus lue du jour, de l’opinion la plus répercutée dans les médias sociaux.
En tout temps s’impose l’obligation du mot juste, de l’expression précise, sans hyperbole anxiogène, sans prétention autre que d’aider simplement nos concitoyens à surmonter rationnellement, en toute lucidité, et sans les amplifier inutilement, les menaces qui pèsent sur leur existence.
Au quotidien, par exemple, cela signifie de ne pas transformer une projection statistique en affirmation catégorique, ne pas se laisser prendre aux pièges de ceux qui croient – même de bonne foi - avoir découvert le vaccin ou la thérapie salvatrice sans en avoir fait une démonstration conforme aux règles scientifiques, ne pas propager rumeurs douteuses et accusations anonymes non corroborées. Ou encore ne pas recourir à des arguments fallacieux, et donc trompeurs, dans le cadre des discours persuasifs que sont les chroniques, les éditoriaux, les émissions d’affaires publiques à la radio et à la télévision, les publications propres aux médias sociaux, etc.
C’est dire qu’en ces temps de crise, l’intérêt particulier des entreprises de presse que sont les médias - l’intérêt médiatique - ne doit en aucun cas se substituer à l’intérêt général.
À chaque fois que les médias et les journalistes sont soucieux des conséquences et de l’impact social de leur travail, quand ils sont conscients de leurs responsabilités civiques, ils œuvrent à leur légitimité sociale, à leur crédibilité ainsi qu’à la confiance qu’ils peuvent inspirer auprès des citoyens qu’ils prétendent servir.
Agissant avec le souci de servir l’intérêt public bien compris, ils contribuent à se sauver eux-mêmes en confirmant leur pertinence et leur utilité sociale envers les publics, les annonceurs et même les gouvernements qu’ils sollicitent de plus en plus afin d’obtenir des fonds publics permettant de perpétuer ce métier si noble et si essentiel quand il n’est pas controuvé.
Cela nécessite une saine autocritique, sans complaisance ni hostilité, en lieu et place de la commode satisfaction et d’un certain corporatisme. Cela conduit parfois à sortir du rang, à faire bande à part, à se dissocier du groupe d’appartenance au nom d’une solidarité plus large. Faire preuve de ce que Laurence Kohlberg a nommé le jugement moral de type post-conventionnel.
Cette responsabilité est à la fois le privilège et le coût de la liberté de la presse qui nous est indispensable, et qui peut servir de modèle inspirant pour les sociétés qui cheminent laborieusement vers des réformes démocratiques que l’on souhaite aussi virales que le Covid-19.
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