Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur titulaire
Département de communication
Université d’Ottawa
En matière de journalisme, de droit des citoyens à
l’information et d’atteintes à la démocratie, ce ne sont pas les graves raisons
de s’inquiéter qui manquent : ce sont plutôt les nouvelles façons de penser
l’information, et les idées novatrices doivent nécessairement résulter de
bilans rigoureux et collectifs.
Au-delà de l’étiolement des médias d’information durement
touchés par des décisions politiques et l’effondrement de leurs modèles économiques
traditionnels dans un contexte de transformations technologiques; au-delà des
revendications particulières ou corporatistes des uns et des autres; au-delà,
finalement, des critiques qu’on peut légitimement faire aux médias et à leurs
journalistes, la première responsabilité de la société québécoise est de
défendre et de renforcer le droit du public à l’information dans ses
composantes démocratiques, culturelles, intellectuelles et économiques.
Ce droit citoyen devrait être au centre des préoccupations
de tous.
Pour cela, il faut favoriser une réflexion globale sur l’information,
laquelle est plus que jamais un bien public, une œuvre collective à laquelle
contribuent médias privés et publics, journalistes de tous statuts, citoyens,
relationnistes, scientifiques, associations, entreprises privées et
institutions publiques.
Il faut un effort de réflexion en mesure de surmonter les
intérêts particuliers, lesquels, bien que légitimes, doivent prendre en compte
l’intérêt et l’émancipation des citoyens, particulièrement ceux qui désirent
participer aux débats publics et s’y investissent.
Il y a lieu de faire en sorte que les intervenants soient
capables d’appréhender les problèmes et les solutions en tenant toujours compte
de l’intérêt général et du bien commun.
Cette réflexion nécessairement critique, sans être négative,
s’impose afin de réitérer un ensemble de droits reconnus dans la Charte
québécoise des droits et libertés de la personne. Le droit à l’information,
bien entendu, mais la liberté d’expression, le droit à la vie privée, le droit à la sauvegarde de sa dignité, de
son honneur et de sa réputation. Elle doit conduire à l’élaboration ou à la réitération
de solutions déjà formulées mais demeurées lettres mortes.
Il serait vain et
stérile de tenir un exercice restrictif ou limité aux médias d’information traditionnels
alors que ces enjeux coexistent dans un écosystème informationnel où
l’information peut être produite et diffusée par des centaines, voire des
milliers d’acteurs sociaux.
Cette réflexion
sur l’information va bien entendu prendre acte des grands paramètres qui
menacent le travail des journalistes dévoué au service de l’intérêt public:
- - Pertes d'emplois massives et précarité des revenus
- - Concentration de la propriété très élevée
- - Diversité menacée par la convergence des médias
- - Omniprésence des mêmes commentateurs et producteurs d'opinions
- - Débat public appauvri
- - Journalisme de marché, qui privilégie l’anecdotique et le superficiel
- - Pigistes bien souvent forcés de travailler à rabais et privés de leurs droits d'auteurs
- - Démantèlement de Radio-Canada
- - Télé-Québec absente de l’information régionale
- - Médias sous influence économique, principalement en région
- - Influence du médiatique sur le politique
- - Influence du politique sur le médiatique
- - Crédibilité et confiance fragiles de la part des publics
La liste n'est
pas exhaustive bien entendu. Mais elle est surtout partielle et partiale en
cela qu’elle se limite au milieu médiatique. Or, l’information destinée aux
citoyens n’est pas le monopole des médias et de leurs journalistes.
D’autres acteurs
ont droit de cité, produisent de l’information et doivent être conviés à cette
réflexion. Il s’agit de ceux - individus, groupes, associations diverses, entreprises
et institutions publiques - qui ont un rapport direct ou indirect avec le
respect des droits énoncés plus haut, avec leur renforcement aussi.
Ainsi, on ne peut
pas traiter sérieusement des droits évoqués ici sans se soucier de prendre en
compte les doléances et attentes légitimes des citoyens. Ce qui ne veut pas
dire de s’y plier inconditionnellement. Mais comment peut-on prétendre œuvrer
pour des publics absents de la conversation qui les concerne en premier
lieu ? Un vrai débat sur l’information ne peut pas se limiter aux
conditions de travail des journalistes ou aux modèles économiques des médias,
mais il peut encore moins évacuer ces enjeux fondamentaux pour ces
professionnels de l’information.
Il s’agira de
savoir, notamment, quelles garanties formelles les médias offrent quant à leur
indépendance, face aux pouvoirs politiques et économiques notamment. Quels
mécanismes d’imputabilité indépendants, contraignants, crédibles et efficaces
ils sont prêts à créer pour assurer la protection des citoyens injustement
traités par ces mêmes médias. De telles préoccupations sont directement liées à
la responsabilité sociale des médias, qu’on peut aussi nommer la liberté responsable des médias. Elles ne
sont aucunement liberticides.
Il faut aussi
savoir quelles mesures les institutions publiques sont prêtes à implanter pour
garantir la transparence et un accès efficace à l’information concernant le
fonctionnement de l’État dans sa multitude d’entités, de ministères, de
services publics, de contrats, etc. Quelles seraient les sanctions à l’endroit
des gestionnaires des organismes publics qui refusent de se plier à ces règles
de transparence ? Quelles règles pourraient favoriser l’accès des médias
aux salles d’audience des tribunaux sans pour autant menacer les droits des
justiciables, sans les stigmatiser davantage au risque de les voir hésiter à
témoigner ou même à porter plainte. S'impose constamment le souci de trouver des
équilibres là où on est habitué aux stériles revendications unilatérales, voire
égocentriques.
Il serait impératif
également de convier à ce chantier les experts en relations publiques qui sont à l’origine
de presque la moitié des nouvelles diffusées à toute heure par les médias, sans
compter les façons novatrices d’atteindre le public sans médiation
journalistique. Quels engagements acceptent-ils de prendre pour éclairer le
débat public plutôt que de contribuer à l’occultation? Quel mécanisme
d’imputabilité crédible, indépendant et efficace sont-ils prêts à implanter
pour sanctionner leurs membres qui cherchent à tromper le public ? Quelle
garantie déontologique peut-être exigée à leur endroit, de la part des
organismes publics qui ne devraient aucunement encourager, avec des fonds
publics, des firmes reconnues pour avoir élaboré des stratégies visant à
tromper ce même public ? N’y a-t-il pas lieu d’exiger de ces spécialistes
de l’opinion publique et de la persuasion les mêmes obligations d’intégrité
professionnelle que l’on attend des entrepreneurs de travaux publics ?
Quels engagements
en matière d’éducation aux médias, quelle place pour l’aide publique aux médias
alternatifs ou communautaires, quelles mesures pour protéger les journalistes
indépendants dans un contexte de concentration de la presse qui favorise les
conglomérats médiatiques, quelle place pour un exercice de la pensée critique
appliquée aux communications et aux médias, quel scénario pour redonner aux
communautés ces médias que des propriétaires menacent de fermer ou de transformer
radicalement?
Ce ne sont pas
les enjeux d’importance qui manquent. Il ne fait pas de doute que d’autres
peuvent s’ajouter à cette réflexion globale où les parties prenantes doivent
élaborer une vision claire de l’avenir.
Il y a cependant une condition préalable au succès, et même
à la pertinence d’un tel exercice d’envergure : chaque intervenant doit
être en mesure de se dégager de ses intérêts particuliers au nom du droit du
public à une information de qualité, diversifiée et intègre. Cela signifie
d’accepter a priori que certaines revendications récurrentes et particulières
soient réévaluées et considérées à l’aune des revendications tout aussi
légitimes des autres parties prenantes.
La recherche de l’équilibre, de l’équité, encore une fois,
plutôt que de répéter dans un nouveau théâtre les sempiternels affrontements
entre syndicats et patrons, entre journalistes et relationnistes, entre groupes
de pression, entre formations politiques même.
Cette double obligation de distanciation et de décentrement
est le premier pas à faire. Il sera certainement le plus douloureux pour tous.
Mais il est aussi le plus émancipateur. Il libère les esprits, les rend disposés
à écouter d’autres discours tout aussi légitimes, à rechercher des pistes novatrices,
ou à explorer des solutions ignorées ou marginalisées.
Si le Québec parvient à se donner les moyens d’une telle
réflexion globale sur l’information, il sera en mesure de se doter d’un nouveau
contrat social, de se tourner vers des solutions concrètes – mais jamais
parfaites - à des problèmes sérieux. Il sera sans doute un modèle pour d’autres
sociétés confrontées aux mêmes défis.
S’il refuse de le faire, il n’y aura aucune grande
catastrophe à court terme. Simplement la continuation d’une morosité de plus en
plus profonde, incapacitante et déprimante. Une lente détérioration de la
qualité, de la diversité, de l’indépendance et de l’intégrité d’une information
pourtant essentielle à la vie démocratique. Une lente régression, en somme,
dans un monde où l’information est essentielle à la qualité de vie, dans ses
composantes intellectuelles, culturelles, sociales, économiques et
démocratiques.
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