Marc-François Bernier
Professeur titulaire
Département de communication
Université d’Ottawa
mbernier@uottawa.ca
Dans une lettre ouverte largement
diffusée, le président de la Fédération professionnelle des journalistes du
Québec (FPJQ), Pierre Craig, a affirmé que « s’il y avait un problème d’influence indue sur
l’ensemble des médias du Québec… on le saurait ! ». Alors, « sachez-bien
que nous savons », comme le chantait Sylvain Lelièvre.
Encore faut-il vouloir le savoir.
Une recherche minimale permet facilement de repérer des
publications tantôt scientifiques, tantôt destinées au large public, qui documentent
l’existence d’un réel problème d’indépendance journalistique au Québec. Ces
publications résultent de recherches menées depuis 2007, dans mon cas à tout le
moins, auprès de plusieurs centaines de journalistes québécois. Cela sans
compter les témoignages troublants qui émergent ici et là depuis plusieurs
années, notamment lors de congrès annuels de la FPJQ.
Ces centaines de journalistes de tous les horizons
médiatiques et géographiques méritent qu’on les écoute si on veut parler en
leur nom. Si on veut les aider.
Quand on leur permet de s’exprimer librement et
confidentiellement afin de leur éviter des représailles - patronales,
syndicales ou corporatistes – de très nombreux journalistes affirment qu’il
existe, au sein de leur média, des problèmes d’autocensure et des pressions
indues qui pèsent sur l’intégrité de l’information. Dans bien des cas, des
pressions économiques sont en cause.
Des données probantes
Dans le cadre d’une récente enquête réalisée pour le compte
du Conseil de presse du Québec, et qui a fait l’objet d’un long texte dans Le
Devoir, j’ai constaté que seulement près du tiers des journalistes estiment que les contraintes d'ordre économique
(publicitaires, commerciales, corporatives, etc.) n'ont jamais généré de
pression sur leur travail. Ils sont plus de 23 % à dire que cela arrive régulièrement
ou souvent, alors
que près de la moitié des répondants (46 %) déclarent que cela arrive rarement.
Bref, près de 70 % des journalistes de ce vaste échantillon font état de
telles pressions, dont l’intensité
et le poids mériteraient d’être mieux évalués bien entendu.
De même, près de
30 % sont plutôt d'accord pour dire que le
contenu journalistique de leur média est influencé de façon indue par
les relations que les dirigeants de
leur média (cadres non affectés à l'information) entretiennent avec des gens
d’affaires, des décideurs politiques ou des acteurs de la communauté.
De plus, un peu plus
de 12 % des journalistes affirment que, dans leur média, il arrive régulièrement
ou souvent qu'on récompense un achat publicitaire par un article, un
reportage ou un autre contenu réalisé par un journaliste. Une mince majorité
(51 %) affirme que cela n'arrive jamais.
Ajoutons à ce tableau sommaire les pressions liées au fait
d’appartenir à un groupe médiatique, ce qui exige une loyauté parfois contraire
à l’autonomie journalistique et à la liberté d’expression. Voilà un enjeu
concret et quotidien relié à la question de la liberté de la presse.
Pour
l’indépendance journalistique, de telles données sont loin d’être anecdotiques.
Elles proviennent de 397 journalistes syndiqués, pigistes et cadres de
l’information. Elles sont dans la continuité de résultats obtenus en 2007,
auprès de 385 journalistes syndiqués.
En science, on
parle de données probantes. Elles doivent être prises en compte à chaque fois
qu’on aborde la question de l’indépendance journalistique.
On devrait sans
doute chercher à en savoir plus, avec plus de précision, peut-être aussi avec
plus de nuances. Chercher aussi à mieux connaître les mécanismes par lesquels
l’influence peut percoler de la haute direction jusqu’aux journalistes du
terrain. Je parle ici de « cinétique de l’influence », pour emprunter
un terme courant en pharmacologie. On peut donc souhaiter en savoir
davantage, mais on ne devrait jamais ignorer cette réalité.
Si on souhaite par
ailleurs réfuter de telles données, il faut proposer des recherches encore plus
éclairantes, plus solides, et tous
seront gagnants. Cependant, des arguments d’autorité ne suffisent pas quand on
prend cette question au sérieux.
Question d’intégrité
Que les journalistes ne soient pas en mesure de contrer des
pressions qui s’exercent sur eux ne signifie pas qu’ils manquent automatiquement
à leur devoir d’intégrité, qui est une valeur éthique complexe. En journalisme,
l’intégrité ne se limite pas seulement à des questions de conflit d’intérêts,
elle englobe aussi l’honnêteté intellectuelle, le plagiat, le respect de la
parole donnée, etc.
En matière d’indépendance journalistique, les journalistes
disent aux mêmes qu’elle est battue en brèche, notamment pour des raisons
économiques. Le plus souvent, il est fait référence aux pressions économiques
que des annonceurs privés et publics exercent auprès des gestionnaires de
médias, pressions qui percolent plus ou moins subtilement jusqu’au niveau des journalistes.
À leur insu bien souvent.
Au contraire de cette pression insoutenable pour un
individu, c’est dans la décision volontaire et consciente de ne pas respecter
l’éthique et la déontologie du journalisme que s’inscrit la faute relative à
l’intégrité comme à d’autres normes fondamentales du métier (vérité, rigueur,
exactitude, équité, etc.).
Bien entendu, la situation varie d’un groupe médiatique à
l’autre. Elle n’est pas la même à la radio publique que dans des hebdomadaires des
régions. Mais les résultats de recherches menées auprès de deux échantillons
d’environ 400 journalistes ne peuvent mentir.
Comme le répétait mon directeur de thèse, le défunt Vincent
Lemieux, en sciences, les faits sont têtus et les discours doivent se soumettre
à eux. Il y a au Québec un problème important d’indépendance journalistique,
dont souffrent les journalistes et le public. Il faut l'admettre dans un premier temps et chercher des solutions par la suite. La dénégation alourdit le fardeau qui pèse sur les journalistes en quête de soutien.
Accepter le débat est
nécessaire
Les médias d’information sont au nombre des institutions
sociales, économiques, culturelles et démocratiques incontournables de nos
sociétés. Comme toute institution, ils
ne doivent pas échapper au nécessaire débat public et à la critique. Le
voudraient-ils qu’ils ne pourraient plus le faire, maintenant que les citoyens
ont le pouvoir de se prononcer (avec excès souvent) sur le travail des médias
et de leurs journalistes.
Il est fort compréhensible que les médias puissent difficilement
exercer publiquement une certaine autocritique substantielle, documentée et
impartiale. Cela est difficile à la fois par le devoir de loyauté de
journalistes salariés à l’endroit de leur employeur, et par le jeu de la
concurrence qui a pour effet d’encourager une couverture médiatique sélective
et partiale.
C’est pourquoi les médias et leurs journalistes devraient
accueillir avec davantage de célérité et de décentration les conclusions de
travaux de recherche qui les concernent, même quand ces conclusions sont douloureuses.
Le plus souvent, de telles recherches contribuent positivement au droit du
public à l’information eu égard à des acteurs sociaux influents. Elles révèlent
ou confirment des facteurs qui peuvent nuire au droit du public à une
information diversifiée, de qualité et intègre.
On observe cependant une réticence, voire une occultation. Cela
se manifeste aussi bien dans le cadre des activités d’associations syndicales
ou professionnelles de journalistes que dans la production et la diffusion de
contenus médiatiques destinés au grand public. Parfois, ce sont certains lieux
de recherche financés par des groupes médiatiques qui contribuent à évacuer des
questions importantes.
Cela n’est pas sans effet. Outre des affirmations générales,
des pétitions de principe, des critiques vagues et impressionnistes, il est
très difficile, au Québec, de tenir des débats substantiels, rigoureux et
critiques relativement à certaines pratiques médiatiques. Il en va ainsi pour
la question de l’indépendance journalistique.
L’irruption de Pierre-Karl Péladeau dans la vie politique a relancé
le débat sur cette question. Mais cet enjeu a aussitôt été pris en otage
de considérations et de joutes partisanes et corporatistes. Les difficultés concrètes
de centaines de journalistes ont été instrumentalisées par les uns, ignorées
par les autres.
Qui aidera ces journalistes à faire le travail qu’ils
souhaitent sincèrement faire, et à mieux servir le droit du public à une
information intègre, si on refuse même de regarder le problème en face?
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